La GPA n’est pas qu’un business !

Par Dominique Perrin
Payer une femme pour enfin avoir un enfant, Claire (les prénoms ont été modifiés) était contre. « J’avais une vision apocalyptique de la gestation pour autrui [GPA] , confie-t-elle dans un café parisien. Je suis de gauche, féministe… Mais un jour, des amis, Pierre et Julien, m’annoncent qu’ils se lancent dans une grossesse avec mère porteuse. Je me dis qu’ils ne sont pas d’horribles tortionnaires et je commence alors à y penser. » L’histoire de Claire, 40 ans, est une longue et douloureuse affaire d’infertilité. Sa première fécondation in vitro (FIV), elle la réalise à 32 ans, la huitième à 37 ans. « Quand celle-ci a échoué, j’ai découvert qu’on pouvait pleurer toute la journée, en prenant sa douche, en mangeant… »

Belle et grande blonde, allure assurée, œil bleu joyeux, elle se souvient de ces dix années, où les moindres détails du quotidien – les bébés des proches comme les gentils conseils… à côté de la plaque – la détruisent. Avec son amoureux, Felipe, un brun chevelu, qui travaille comme elle dans l’audiovisuel, ils ne sont pas prioritaires pour une adoption, car lui a déjà des enfants. Ils se décident alors pour une GPA aux Etats-Unis.

De 30 000 à 170 000 euros selon le pays

En mai 2017, Claire et Felipe deviennent les parents non pas d’un, mais de deux bébés. Leur mère n’en revient toujours pas : « J’ai l’impression d’avoir braqué la banque. » étrange formule pour se réjouir de la naissance de jumeaux… Ou peut-être pas. Car si Claire lévite encore et montre les photos de ses blondinets avec une lumière dans les yeux, elle le reconnaît : « La GPA, c’est aussi un business. »

En France, ce commerce à distance s’accroît doucement. Comme le recours aux mères porteuses est interdit depuis les lois de bioéthique de 1994, il n’existe aucun chiffre officiel. Mais les principales associations favorables à sa légalisation, Clara, l’Association des familles homoparentales (ADFH) et l’Association des parents gays et lesbiens (APGL) comptent environ 370 couples ou célibataires qui ont eu des bébés en 2017. Le total pourrait dépasser 500, à rapporter aux près de 800 000 naissances annuelles en France.

« On nous a expliqué qu’on pourrait nous trouver une mère porteuse plus vite si on acceptait une femme sans mutuelle, donc plus précarisée »

Claire, mère de jumeaux nés par GPA

Les parents choisissent surtout les Etats-Unis (la GPA est autorisée dans 45 des 50 états), le Canada aussi, plus rarement l’Ukraine, la Russie, la Grèce… Leurs bébés ont tous un point commun : ils coûtent cher. Les tarifs commencent entre 30 000 et 60 000 euros en Ukraine et grimpent de 100 000 à plus de 170 000 euros aux Etats-Unis. Outre-Atlantique, les agences haut de gamme gèrent tous les intermédiaires, du coordinateur, qui répond en français aux e-mails jusqu’à l’avocat, qui s’occupe des passeports. Une véritable petite industrie.

Claire et Felipe ont explosé les tarifs. Parmi plus de 150 agences américaines, ils choisissent sur Internet Circle Surrogacy, fondée à Boston en 1995, pour sa réputation et son ancienneté. En février 2014, dans un grand hôtel parisien, ils rencontrent un représentant de l’agence, Bruce. « Il parlait comme un commercial, se souvient Claire. Il expliquait qu’il pourrait trouver une mère porteuse plus vite si on acceptait une femme sans mutuelle, donc plus précarisée. Pour la rencontre entre le couple et la mère porteuse, il parlait de “match”, comme pour une recherche de partenaire sur Tinder. » Peu importe, en avril, le couple se lance.

Au bout de huit mois, l’agence leur présente Mary. Ils signent avec elle un contrat de 40 pages, ultra-détaillé… Le couple envoie à l’agence 150 000 dollars (130 000 euros). Sur ce montant, 30 000 dollars vont à la mère porteuse, 50 000 à la clinique pour les FIV et 70 000 dollars, à l’agence et aux avocats. Ils choisissent une donneuse d’ovocytes sur une base de données de plus de 500 jeunes femmes souriantes. Puis ils prennent l’avion. Direction New York pour le don de sperme de Felipe, puis Los Angeles pour rencontrer Mary dans la clinique de reproduction.

Trois FIV, trois échecs. « Là, j’ai cru que j’étais maudite » , lance Claire. Le couple frôle même la « catastrophe financière » . Car il a déjà dû régler deux voyages supplémentaires pour Mary et son époux, du Maine vers la clinique de Los Angeles, avec hôtel et baby-sitting à chaque fois. Désormais, Claire et Felipe doivent payer une nouvelle donneuse, soit 10 000 dollars. En revanche, la seconde mère porteuse est comprise dans le forfait.

« Nous y avons mis toutes nos économies, mes parents et ma sœur m’ont aidée. C’est cher, mais nous sommes locataires, et je me dis que ça l’est toujours moins qu’un appartement à Paris »

Claire

Cette fois, Kelly tombe enceinte très vite. Elle a coupé court aux hésitations de Claire, échaudée par les tentatives précédentes – implanter deux embryons multiplie les chances de réussite, mais est-ce moral d’imposer une grossesse à risque ? – et a accepté l’éventualité de porter des jumeaux. Institutrice, mariée à un professeur de maths, elle est mère de trois garçons. Au gré de leurs liaisons hebdomadaires par Skype, Claire et Felipe tissent avec elle une relation de plus en plus forte. Une semaine avant le jour J, ils louent une maison près de la sienne, à Kansas City (Missouri), et vivent au rythme de la famille : messes, matchs de base-ball, barbecue…

L’accouchement a lieu par césarienne. Ils y assistent derrière une vitre. « Les bébés naissent, on les prend tout de suite dans les bras, peau contre peau, raconte Claire comme si elle y était encore. Je coupe le cordon. On est les premiers à sentir leur odeur. Tout le monde nous félicite. » Dix jours plus tard, un avocat les emmène devant un tribunal pour établir, avec Kelly, le certificat de naissance, au nom des deux parents français. Le passeport américain des bébés ne tarde pas à arriver.

Moins de quatre semaines après la naissance, Claire et Felipe rentrent en France avec leurs jumeaux. Ils remercient Circle Surrogacy pour ses services et son éthique. Moins pour la facture. Au total, l’aventure leur a coûté 210 000 dollars, soit 180 000 euros, sans leurs quatre allers-retours aux Etats-Unis. « Nous y avons mis toutes nos économies, explique Claire, mes parents m’ont aidée, puis ma sœur. C’est cher, mais nous sommes locataires, et je me dis que ça l’est toujours moins qu’un appartement à Paris. »

35 000 dollars pour la mère porteuse

« La GPA est un bon business, reconnaît le fondateur de Circle Surrogacy, John Weltman. Mais il faut bien comprendre et suivre les lois de chaque Etat américain et de 70 pays. » Diplômé de Yale, d’Oxford et de l’université de Virginie, l’avocat connaît ces règles sur le bout des doigts. En chemise aussi bleue que ses lunettes rondes, il nous explique par Skype que les Français recourent à ses services depuis 2008 et qu’il en compte désormais en moyenne 16 par an.

Homosexuel, John Weltman est lui-même père de deux garçons nés d’une GPA. Son agence de 55 personnes permet la naissance de 250 bébés par an. Ses tarifs varient de 100 000 euros à plus de 170 000 euros, pour une grossesse gémellaire avec don d’ovocytes. « C’est plus cher aux Etats-Unis, mais c’est le seul endroit sans problème, se justifie-t-il. Ceux qui vont au Laos ou au Kenya risquent d’avoir les mêmes soucis qu’en Inde. » Après l’avoir autorisé en 2002, New Dehli a fait marche arrière en interdisant le recours à la GPA pour les couples étrangers en 2016.

« Nous sélectionnons 25 femmes par mois sur 1 500 demandes, et n’acceptons pas celles qui n’ont qu’une motivation financière. »

John Weltman, fondateur d’une agence spécialisée en GPA

Aux Etats-Unis, les mères porteuses ressemblent peu à leur caricature. « Quand j’ai commencé ce business, raconte l’avocat, leur première motivation était l’argent. Aujourd’hui, elles veulent avant tout faire le plus beau cadeau du monde. Nous sélectionnons 25 femmes par mois sur 1 500 demandes, et n’acceptons pas celles qui n’ont qu’une motivation financière. » Pour sa grossesse multiple, Kelly, la mère porteuse de Claire et Felipe, a reçu 35 000 dollars (30 000 euros), soit plus de la moitié de son revenu familial annuel. « Ça fait beaucoup d’argent, constate-t-elle, mais il y a de nombreuses dépenses pendant une grossesse. Avec le reste, nous nous sommes payé une voiture, de belles vacances à Hawaï, mon master et avons économisé pour les études des enfants. » En juin, ils découvriront aussi Paris et la Bretagne… dans la famille de Claire.

Kelly l’assure, elle n’est pas devenue surrogate mother (mère porteuse) pour les dollars. « J’ai vu souffrir beaucoup d’amis qui ne pouvaient pas avoir de bébés, explique cette trentenaire très croyante. En plus de me marier et d’enseigner, être mère est la seule chose que je voulais vraiment. J’ai alors voulu aider quelqu’un qui rêvait de le devenir. » Un brin ironique, Claire lance : « Nous sommes leur chantier humanitaire en Afrique. » Dans La Fabrique des bébés (Stock, 2017), une passionnante enquête sur la GPA, la journaliste Natacha Tatu parle de fierté : « Contrairement aux Indiennes, aux Ukrainiennes ou aux Mexicaines, qui vivent cette gestation comme une honte, une tache sur leur réputation, pour les Américaines, c’est une performance, un don de soi. »

En France, l’agence de l’avocat aux lunettes bleues se fait discrète. Terminées les réunions d’information à Paris. En 2014, l’association Juristes pour l’enfance, proche de La Manif pour tous, a déposé plainte contre deux agences américaines, dont Circle Surrogacy. La mise en relation à but lucratif entre des parents et une mère porteuse est punie de deux ans de prison et de 30 000 euros d’amende. En 2016, les plaintes ont été classées sans suite, mais les Américains redoublent de prudence.

« Nous continuons à rencontrer les Français, confie John Weltman, mais je ne peux pas vous dire où. » Sur son site, les rendez-vous les plus proches se déroulent à Londres et à Dublin. Dans leur démarchage, d’autres ne reculent devant rien. Présidente de l’association MAIA, spécialisée dans l’infertilité, Laëtitia Poisson raconte que lors de son assemblée générale de 2014 à Paris, un représentant d’une agence américaine était assis incognito parmi les adhérents. Elle lui a gentiment demandé de sortir.

Dans le domaine du marketing, les Américains affrontent de redoutables concurrents : les Ukrainiens. L’agence BioTexCom démarche grâce à un site dans un français parfait. En février 2017, elle a même ouvert un bureau dans le centre de Bruxelles pour les accueillir. Tous les deux mois, Katya Petrovskaya, en charge de la clientèle francophone, fait le voyage depuis Kiev pour ces consultations. Elle explique que le nombre de Français augmente depuis cet été, c’est d’ailleurs écrit en gros sur leur site. « En 2017, nous avons compté 200 couples de Français à différents stades du programme » , assure-t-elle. Connue pour n’imposer aucune limite d’âge aux parents, la clinique possède un siège social exotique, aux Seychelles, un joli paradis fiscal. Business is business .

Le problème de l’argent

Mais on ne finance pas une GPA comme un deux-pièces. Paul, avocat dans le Sud-Ouest, et Julien, instituteur, la trentaine chacun, se sont lancés dans ce projet il y a trois ans. Ils ont choisi IARC, une agence située à Maple Grove (Minnesota), et ont évalué le coût à 110 000 euros. Paul a alors essayé d’obtenir un prêt. « Ma banquière était enthousiaste, se souvient-il. Puis elle m’a vite rappelé pour m’expliquer que c’était impossible. Car l’objet du prêt était illicite. C’était comme si je demandais à financer un trafic de drogue. La seule solution était le crédit à la consommation [au taux d’intérêt très élevé] , car on ne précise pas l’objet. Mais on n’y a pas eu recours. »

Sa mère et sa tante ont donné le tiers de la somme et le couple a épargné et asséché ses économies. Au final, en comptant trois voyages, un mois de location lors de la naissance, etc., « le coût total avoisine les 140 000 euros » , calculait Paul, au matin du 15 novembre, depuis le Minnesota. Puis il a vite oublié les additions. Dans la nuit, est née une petite Anouk – « je n’imaginais pas qu’autant d’attachement était possible » . L’enfant a reçu pour deuxième prénom celui de sa mère porteuse.

La quête d’une GPA à moindre coût provoque parfois quelques déconvenues. En 2013, un couple d’hommes bordelais cherche une mère porteuse pas trop chère. Ils optent pour Chypre et un forfait à 67 000 euros. Comme l’agence se révèle peu scrupuleuse et qu’ils se méfient du système médical local, ils font venir en France la mère porteuse, son compagnon et son fils. Ils leur louent un pavillon deux mois avant l’accouchement. Une fille naît en octobre 2014. Un des deux hommes se rend à la mairie pour la déclarer. Il donne le nom d’un père, mais refuse de livrer celui de la mère. Du coup, la mairie s’inquiète et prévient le parquet. Ni une ni deux, une équipe de policiers débarque à la maternité pour entendre la mère.

« Cela paraît violent, note David Dumontet, l’avocat du couple bordelais, mais les policiers étaient très à l’écoute, un peu ennuyés. » Le procureur poursuit chaque père pour incitation à l’abandon d’enfant, un délit passible de six mois de prison et de 7 500 euros d’amende. Mais il n’est pas question de leur retirer la garde de l’enfant. Le 1er juillet 2015, le tribunal correctionnel de Bordeaux estime que la naissance sur le sol français rattache l’infraction au territoire national, et comme la GPA y est interdite, il condamne le couple à 15 000 euros d’amende avec sursis. Un jugement suffisamment modéré, selon Me Dumontet, pour ne pas faire appel. « Encadrer en France une pratique qui existe permettrait de simplifier les choses pour de futurs parents , estime-t-il, et d’éviter ce genre d’accouchement rocambolesque ! »

Une justice plus conciliante

Car avec une GPA, les dépenses ne s’arrêtent pas avec la naissance. Les parents recourent souvent à un avocat pour les démarches administratives. Dans un premier temps, tout s’est déroulé au mieux pour Claire et Felipe. Ils ont inscrit leurs enfants à la Sécurité sociale et à la CAF, sans problème. Il leur reste désormais la transcription des actes de naissance des jumeaux à l’état civil, pour les inscrire dans leur livret de famille. Cette demande n’est pas obligatoire, mais elle peut simplifier d’autres démarches, comme la demande de passeports français. Jusqu’en 2015, certains fonctionnaires bloquaient cette transcription en cas de soupçon de recours à une mère porteuse. Après cinq condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme, la jurisprudence a évolué.

Le 5 juillet 2017, la Cour de cassation a rendu deux arrêts. Dans le cas d’une GPA à l’étranger, elle autorise l’adoption de l’enfant par le parent qui ne figure pas sur l’acte de naissance. Puis, dans le cas où l’acte de naissance étranger est au nom des parents français (donc sans celui de la mère porteuse), la cour a accepté une transcription partielle à l’état civil : d’accord pour le père, mais pas pour la mère, car elle n’est pas la femme ayant accouché. C’est le cas de Claire, qui n’avait pas prévu le coup. Elle a alors consulté fissa une des plus grandes spécialistes du sujet, Me Caroline Mecary.

« Est-ce qu’on continue à laisser les gens s’endetter pour avoir un bébé ? A-t-on envie que nos concitoyens, qui recherchent une GPA encadrée, se plient au modèle du libéralisme américain ? »

Laurence Brunet, chercheuse

Dans son cabinet parisien, l’avocate critique cette décision. « Elle complexifie la situation . Il aurait été plus simple de transcrire intégralement l’acte. La cour a écrit qu’elle vise ainsi “à décourager la pratique” de la GPA. Pourtant son rôle n’est pas de faire de la politique. » L’avocate a prévu de « résister à cette jurisprudence » . Sur une centaine de clients par an, Caroline Mecary en reçoit plus de 60 pour parler GPA. Elle reçoit autant d’hétéros que d’homos, à raison de 360 euros l’entretien. Un joli fonds de commerce ? « Toutes ces consultations ne débouchent pas sur un dossier et je suis tout sauf vénale, répond-elle. Je m’intéresse depuis vingt ans à la manière dont le droit appréhende l’homosexualité. Je fais ce métier par vocation. » Elle a d’ailleurs conseillé à Claire de se passer de toute transcription.

Des questions urgentes se posent, estime la juriste Laurence Brunet. Chercheuse à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne : « Est-ce qu’on continue à laisser les gens s’endetter pour avoir un bébé ? A-t-on envie que nos concitoyens, qui recherchent une GPA encadrée, se plient au modèle du libéralisme américain ? » Elle espère que les états généraux de la bioéthique, lors du premier semestre 2018, permettront d’en débattre. Pour l’exiger, une pétition d’experts autour de la psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval et de la philosophe Elisabeth Badinter est en préparation.

Claire, elle, a perdu sa vision apocalyptique du sujet, mais n’est pas devenue militante pour autant. « Je voudrais juste qu’on en parle de façon posée, lance-t-elle, pour que chacun ait les informations avant de se décider. J’aimerais qu’on n’évoque pas seulement la commercialisation des corps, mais aussi l’extrême générosité de certaines mères porteuses. » Car, pour elle, la GPA n’est pas qu’un business.