Deux hommes, deux femmes et un couffin

On compte déjà 100000 familles homoparentales
Deux hommes, deux femmes et un couffin
Les couples homosexuels n’ont pas attendu des autorisations en bonne et due forme pour avoir des enfants. Aujourd’hui, ils demandent que le droit reconnaisse les faits

Marie Lemonnier
«L’avantage avec les couples homos, c’est que quand ils ont des enfants on est sûr qu’ils les ont voulus.» Voilà au moins un argument que personne ne contestera à Eric Garnier, président de l’Association des Parents et Futurs Parents gays et lesbiens (APGL). Et ils sont de plus en plus nombreux à affirmer en vouloir. On estime qu’il existe déjà plus de 100000 familles homoparentales et 200000 à 400000 enfants, ayant au moins un parent homosexuel, dont un grand nombre sont nés dans un «contexte» hétérosexuel d’une précédente union. Aux Etats-Unis, avec 6 à 14 millions d’enfants de parents gays ou lesbiens, on parle de gayby-boom! «Ce qui a surpris et provoque peut-être tant d’effroi chez certains, c’est qu’on ne s’attendait pas à ce que les homosexuels aient un tel désir de famille , remarque la psychanalyste Elisabeth Roudinesco. Cette revendication du droit à la parenté s’inscrit pourtant dans la marche de l’histoire. Avec la dépénalisation de l’homosexualité, puis sa banalisation, il était normal que ce qui avait été refoulé pendant des siècles, le désir de procréation des homosexuels, s’exprime enfin.» L’APGL, créée en 1986 (1), est ainsi passée de 70 membres en 1995 à 3000 en 2004! De ces désirs sont nées des familles à configurations multiples. Il y a d’abord celles où les enfants sont adoptés. Interdite aux couples de même sexe, l’adoption est admise depuis 1966 pour les célibataires de plus de 28 ans. Dans la pratique, tout dépend en fait de la sévérité des organismes qui traitent les demandes d’agrément. A Paris, l’homosexualité n’est plus considérée comme un facteur discriminant, mais dans les Yvelines ou les Hauts-de-Seine la jurisprudence montre qu’il vaut mieux cacher sa sexualité. «Ce système implique une hypocrisie totale, relève l’avocate Caroline Mécary. Les magistrats refusent des requêtes sous prétexte que la figure paternelle ou maternelle est absente, alors que l’article 344-1 n’évoque pas cette condition.» Toujours est-il que l’adoption demeure une démarche longue et complexe, même après l’obtention du fameux sésame. Sur Paris, on compte 600 demandes par an pour seulement 50 pupilles de l’Etat. Et les pays étrangers, souvent très hostiles à l’adoption par des homosexuels, restent suspicieux à l’égard des célibataires!L’autre solution, c’est le recours à un tiers, interdit en France. Les couples lesbiens se tournent vers la Belgique (les «bébés Thalys»), les Pays-Bas ou la Finlande où, contrairement à la France, l’insémination artificielle n’est pas réservée aux seuls couples stériles ou porteurs de maladie (lois de bioéthique de 1994). Les hommes choisissent les Etats-Unis, où il est possible de passer contrat avec des mères porteuses. Ils sont cependant très peu nombreux à faire cette démarche coûteuse et risquée. Dans tous ces cas de figure, les enfants n’ont toujours, au final, qu’un seul parent légitime: la mère ou le père biologique ou adoptif. Leurs compagnons, n’ayant aucun lien de filiation avec l’enfant, se retrouvent sans statut. Pourtant la justice a déjà fait une exception: le 27 juin 2001, le Tribunal de Grande Instance de Paris reconnaissait à Carla Boni le droit d’adopter les trois filles de Marie-Laure Picard, sa compagne depuis vingt-cinq ans. Mais pour être conforme à la loi la mère biologique a été obligée de céder son autorité parentale à la mère adoptive! Sa demande d’autorité conjointe, permise par les dispositions du 4 mars 2002 sur la délégation parentale, lui a été en effet refusée au titre qu’elle «détournait l’esprit des lois» . Devant tant d’obstacles, les homos sont de plus en plus nombreux à opter pour la «coparentalité». Explication: une femme – ou un couple lesbien – décide de mener à bien avec un gay – ou un couple gay – un projet commun d’enfant. La loi leur interdisant le recours à la médecine, ils se contentent généralement de ce qu’on appelle l’«insémination artisanale» – dite aussi méthode de la seringue. Passons sur les détails… L’enfant né de cette «union» a alors bien un père et une mère biologiques. Et, comme dans les familles recomposées, il a deux foyers. Les futurs coparents rédigent généralement une charte spécifiant les droits de garde, la place des coparents (équivalents des beaux-parents) et les modalités à suivre en cas de conflit du «couple parental». Légalement, la situation est identique à n’importe quelle naissance hors mariage: le père et la mère biologiques sont reconnus comme parents légaux et partagent l’autorité parentale sur l’enfant. Dans le cadre d’une coparentalité, les compagnons des parents biologiques, ou coparents, pourtant présents dès l’origine du projet, n’ont aucun statut légal. Le Code civil n’avait évidemment pas prévu le cas de deux papas et deux mamans! «C’est l’occasion de s’interroger sur la place des coparents et des beaux-parents dans toutes les nouvelles formes de familles», affirme l’APGL, qui milite en faveur de leur reconnaissance légale et de la constitution d’un livret de l’enfant où seraient précisés les parents biologiques, juridiques et sociaux. Hier, la contraception et l’aide à la procréation médicale assistée ont permis de dissocier la sexualité de la procréation. Aujourd’hui l’adoption et la coparentalité entraînent une distinction entre parenté et parentalité. En revendiquant ce droit à la parentalité, les couples homosexuels remettent donc en question la conception traditionnelle de la famille et des liens de filiation qui y sont attachés. «Symboliquement, c’est un énorme bouleversement pour une société qui s’est fondée sur le stéréotype « un seul père, une seule mère » avec des parents censés être les géniteurs, confirme l’ethnologue Anne Cadoret (2). Mais aujourd’hui cette construction éclate: on peut avoir plusieurs figures de père, plusieurs figures de mère (comme dans les familles d’accueil), les père et mère ne vivent pas obligatoirement ensemble (comme les divorcés). On peut imaginer une autre forme parentale du lien homme-femme-enfant, où l’enfant, bien que toujours issu d’un mélange de masculin et de féminin, ne vit pas complètement ou pas du tout avec un père et une mère, mais avec deux « mères » ou deux « pères ».» Deux papas, deux mamans… «Un aberration psychologique, affirme le prêtre-psychanalyste Tony Anatrella. Le risque est de fabriquer des enfants psychotiques.» Pourtant, depuis trente ans, «toutes les études montrent que les enfants élevés par des parents homosexuels n’ont pas plus de difficultés psychologiques que les autres, souligne le célèbre psychanalyste Boris Cyrulnik. Peut-être même vont-ils mieux, car ils ont souvent des parents très aimants et très attentifs. Le danger serait d’ailleurs plutôt là, dans ce souci de faire du zéro faute, puisque nous savons bien que c’est aussi grâce aux erreurs de ses parents que l’enfant se construit!» Bien qu’il soit l’auteur de l’une de ces études (3), le pédopsychiatre Stéphane Nadaud en souligne le caractère éthiquement choquant. «Imaginez les mêmes travaux sur la capacité des juifs à élever des enfants!» Les ténors de l’homoparentophobie (Michel Schneider, Aldo Naouri, César Botella…) brandissent encore l’épouvantail de l’indifférenciation des sexes. Nadaud leur rétorque que «pour qu’un enfant soit trompé sur la différence des sexes, il faudrait vraiment qu’il vive en vase totalement clos!» Fruit d’une amitié de vingt ans entre Joël et Nathalie et de l’amour de deux couples gay et lesbien, Louise, un an et demi, née par «insémination artisanale», distribue une pluie de sourires. Un hochet à la main, elle trottine gaiement jusqu’à l’album-photos que Joël lui tend. «Où elle est, maman?» Le petit index vient frapper sans hésitation sur toutes les images de Nathalie, sa mère biologique. «Et Sophie, où elle est?» La «tata» de Louise est pointée en un éclair. «Et papa? et Gilles?» Pas l’ombre d’une hésitation. S’il y a quelqu’un de perdu dans cette coparentalité à quatre parents, ce n’est sûrement pas elle! Louise a un papa, une maman, plus deux coparents. Ce qu’ils réclament aujourd’hui, c’est des droits pour protéger leur fille de tous les accidents de la vie. «Quand je vois cette petite fille qui nous donne tout ce bonheur en partage, il m’est insupportable de penser que des juristes et des politiciens s’arrogent le droit de discuter de son droit à l’existence! déplore Joël. Comme il est absurde que Gilles et Sophie ne puissent être reconnus en tant que parents sociaux de leur fille.» Si Joël et Nathalie venaient à mourir, Louise serait déclarée orpheline. Bien que possédant encore deux coparents vivants. Où est l’intérêt de l’enfant? (1) www.apgl.asso.fr (2) «Des parents comme les autres», Odile Jacob, 2002.(3) «Homoparentalité. Une nouvelle chance pour la famille?», Fayard, 2002.