Désobéissance civile: jusqu’où?

Contestation
Désobéissance civile: jusqu’où?
Feltin Michel
A l’instar de Noël Mamère, qui devrait être suspendu durant un mois de son mandat de maire, de nombreux élus prennent des libertés avec la loi. Des gestes médiatiques, mais parfois dangereux pour la démocratie

Ce pourrait être un beau sujet pour le bac de philo. «Y a-t-il des cas où il est légitime d’enfreindre la loi? Le fait d’être un élu constitue-t-il un facteur aggravant?» C’est la question que pose, en filigrane, le mariage de deux homosexuels célébré le 5 juin par Noël Mamère. Un acte illégal, donc passible de sanction, aux yeux du ministre de l’Intérieur, qui devrait suspendre le maire de Bègles de ses fonctions pour un mois, sans doute dès le début de la semaine.

Ce n’est pas la première fois qu’un élu prend des libertés avec la loi. Ce n’est pas pour autant qu’il ne s’agit pas d’un geste grave. Car tous les précédents historiques ne se valent pas. Et les risques de confusion sont grands. Dans une démocratie, le respect de la loi s’impose à tous. Les maires, en tant qu’officiers d’état civil et responsables de l’ordre public, ont même la mission particulière de la faire appliquer. Quant à Noël Mamère, qui est aussi député, il participe à son élaboration à l’Assemblée nationale (voir l’éditorial de Denis Jeambar).

Formellement, il ne s’agit pas encore d’un cas de désobéissance civile, puisque Mamère se retranche derrière le «flou» du Code civil qui, «nulle part, n’interdit explicitement le mariage entre deux personnes du même sexe». Son avocate, Caroline Mécary, renchérit: «Tant que ce n’est pas jugé, personne ne peut affirmer que ce mariage est illégal» – ce que contestent la plupart des juristes: le Code civil spécifie qu’il faut un mari et une femme pour convoler. Ce sera malgré tout au juge de trancher. Ou plutôt aux juges successifs, l’élu écologiste ayant l’intention de faire systématiquement appel, jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme – qui rejettera probablement le recours (lire L’Express du 3 mai 2004) – afin de transformer les tribunaux en autant de tribunes politiques. Quelle que soit l’issue judiciaire, Mamère prévient: «Même si la justice me donne tort en dernière instance, je célébrerai à nouveau des mariages homosexuels. Au nom de la désobéissance civile.» D’ailleurs, il reconnaît avoir déjà volontairement enfreint la loi, en arrachant du colza transgénique avec Greenpeace, dans la région Champagne-Ardenne.

Il n’est pas le seul à désobéir. Malgré les multiples annulations, de nombreux maires multiplient des arrêtés interdisant la culture des OGM sur leur commune. Plusieurs élus socialistes, comme le président du conseil général de l’Essonne, Michel Berson, annoncent qu’ils n’appliqueront pas la loi sur le revenu minimum d’activité (RMA), qu’ils considèrent comme «un contrat de travail au rabais». En 1995, déjà, un appel à la désobéissance civile, lancé par des artistes et des intellectuels pour protester contre une loi sur les sans-papiers, avait été approuvé par de nombreux élus de gauche. François Mitterrand en personne avait eu recours à cette méthode avant de devenir président. En 1979, il avait été inculpé (mis en examen) pour «infraction au monopole radiophonique», après avoir participé délibérément à une émission non autorisée sur Radio Riposte.

La notion de désobéissance civile vient de loin. Elle est attribuée au philosophe américain Henry David Thoreau (1817-1862) qui, le premier, utilisa l’expression en 1866. Sa pensée aura une grande influence sur Gandhi, qui l’utilisera contre le colonialisme britannique en Inde, en insistant sur la composante non violente de son action: désobéir, oui, mais toujours dans le respect d’autrui. Plus tard, ce même Thoreau inspirera Martin Luther King dans son combat en faveur des Noirs américains. «En première analyse, souligne le politologue Jacques Sémelin, on peut croire que les tenants de la désobéissance civile méprisent la loi. Dans le cas de Martin Luther King, il n’en était rien. Au contraire, il s’agissait pour lui de contester une loi injuste pour la remplacer par une loi juste. Ce faisant, il montrait son attachement à la démocratie.»

Avec le recul, plusieurs cas de désobéissance civile apparaissent aujourd’hui légitimes. La grève ne serait pas considérée comme un droit s’il n’y avait eu, d’abord, des grèves illégales. La torture en Algérie a entraîné la démission d’un haut fonctionnaire. Et conduit des intellectuels à signer le Manifeste des 121, réclamant le droit à l’insoumission. «Qu’est-ce que le civisme lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission honteuse? écrivaient-ils. N’y a-t-il pas de cas où le refus est un devoir sacré?» Mieux: il est des cas où la désobéissance civile est explicitement prévue. L’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (repris dans le préambule de la Constitution de notre Ve République) cite «la résistance à l’oppression» parmi les «droits naturels et imprescriptibles de l’homme». Comme l’explique le constitutionnaliste Didier Maus: «Il existe bel et bien un droit de désobéissance à un ordre manifestement illégal. Si l’on me donne l’ordre de tuer un homme, j’ai naturellement le droit, et même le devoir, de le refuser. Sans aller jusqu’à de telles extrémités, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît qu’on ne peut obliger quelqu’un à un acte profondément contraire à ses convictions intimes. C’est le cas pour les médecins et le personnel hospitalier en cas d’IVG.» Le Code de la fonction publique n’est pas en reste. Depuis 1983, il dispose que tous les agents publics ont un devoir d’obéissance, sauf si l’acte exigé est manifestement illégal ou de nature à compromettre un intérêt public.

Rôle du Parlement et des médias

Est-ce à dire que tout acte de désobéissance civile est légitime? Evidemment pas. La situation diffère d’abord selon la nature du régime. La diffusion de journaux clandestins sous une dictature, par exemple, ne souffre guère de contestation. Il en est de même quand un Etat démocratique connaît une dérive autoritaire. En refusant d’obéir aux ordres de Vichy, le général de Gaulle avait légalement tort. Moralement, il avait raison.

Mais dans une démocratie? Il n’y a plus d’Etat de droit si la désobéissance civile se généralise. Circonstance aggravante: Noël Mamère est un élu et non un simple citoyen ou un syndicaliste tel José Bové démontant un McDo ou arrachant des OGM – l’ancien leader paysan prépare d’ailleurs un livre sur… la désobéissance civile. A l’appui de sa démarche, Mamère affirme que «des maires ont été destitués, avant-guerre, pour avoir fait voter des femmes alors qu’elles n’avaient pas encore le droit de vote». Mais comparaison n’est pas forcément raison: «En tant qu’officier d’état civil, le maire est chargé de l’application de la loi, rappelle Didier Maus. De ce point de vue, l’enfreindre est toujours un acte grave.»

Dans la France de 2004, recourir à la désobéissance civile suppose d’admettre que les moyens incontestablement légaux ne sont pas suffisants. Le député écologiste aurait pu donner des conférences de presse, lancer une pétition, organiser des manifestations, multiplier des colloques, rédiger une proposition de loi… «Les Verts viennent d’en déposer une, mais cela ne sert à rien, répond-il. L’ordre du jour est contrôlé par le gouvernement. Pour lancer la discussion, c’était le meilleur moyen.» De fait, le débat a pris une ampleur qu’il n’aurait sans doute pas connue par les voies habituelles. Ce qui pose la question du rôle du Parlement sous la Ve République – en 2002-2003, 365 propositions de loi ont été déposées, 7 ont été adoptées, dont aucune de l’opposition… Et celle du fonctionnement des médias: combien de journalistes auraient assisté à un docte colloque au siège des Verts?

Cela suppose aussi d’admettre qu’une démocratie représentative ne repose pas seulement sur le vote majoritaire. C’est la position de Noël Mamère. «Il est légitime d’enfreindre la loi quand celle-ci contredit des principes supérieurs. Pas plus que la race, la religion ou les opinions politiques, l’orientation sexuelle ne doit constituer un handicap. Au nom de ce principe, j’affirme qu’il est du devoir d’un homme politique de faire avancer le débat.»

Droit et conscience morale

Mais n’est-ce pas ouvrir la boîte de Pandore? Le maire de Bègles ne répond pas lorsqu’on lui demande ce qu’il ferait si l’un de ses administrés refusait de se plier à une décision du conseil municipal. L’élu écologiste n’admet pas non plus que d’autres agissent comme lui, en invoquant des valeurs opposées aux siennes. Lorsque sa femme était maire de Vitrolles, le dirigeant d’extrême droite Bruno Mégret avait instauré une prime réservée aux enfants de parents français ou européens. Il invoquait la défense de «la civilisation européenne». Et que faire dans les situations où les grands principes s’opposent? Les défenseurs de l’avortement ont parfois enfreint la loi en invoquant «le droit des femmes à disposer de leur corps». Les commandos anti-IVG justifient leurs actions illégales par le «droit de l’enfant à naître»…

On voit bien la grandeur des principes invoqués, qui consiste à se soustraire à la loi au nom de sa conscience. On en voit aussi la limite: qui décide que telle valeur morale est supérieure à la loi? L’Histoire montre que la désobéissance civile peut être un devoir, mais seulement dans des circonstances exceptionnelles et quand des principes fondamentaux sont en cause. Etait-ce le cas, le samedi 5 juin, à Bègles?