Agressions sexuelles: des frontières juridiques floues entre séducteur et harceleur
Carine Fouteau
Paris – Quand le « séducteur invétéré » devient-il un harceleur sexuel? Quand le « dragueur lourd » est-il susceptible d’être traduit en justice? Aller trop loin, ça commence où pour un tribunal? À quel moment des pratiques relevant de la vie privée basculent-elles dans le champ public du délit, voire du crime?
Ceux qui s’érigent en défenseur de Dominique Strauss-Kahn, accusé de tentative de viol et d’agression sexuelle envers une femme de chambre à New York, ne mettent pas seulement en avant la présomption d’innocence de leur ami ou client. De la dénégation à la relation consentie en passant par les jugements sur le physique de la victime présumée, tout y passe ou presque. L’avocat de Georges Tron, l’ex-secrétaire d’État à la fonction publique poursuivi pour agression sexuelle, qualifie, lui, les plaignantes, d’ « affabulatrices » .
À leur manière, et sans le savoir, les uns comme les autres reprennent à leur compte les argumentaires les plus communs dans les prétoires quand un homme – c’est le plus souvent un homme – est accusé de violences sexuelles.
Un détour par la jurisprudence s’impose au moment où se succèdent les affaires impliquant des hommes politiques. En droit français, les frontières entre séducteur et harceleur sont a priori clairement établies. Elles se révèlent à l’usage mouvantes, évoluant au gré des décisions des juges, et insatisfaisantes, reflétant la perméabilité de la société au sexisme.
L’introduction du harcèlement sexuel dans la législation est tardive. Alors qu’aux États-Unis, la catégorie est constituée dans les années 1970, il faut attendre 1992 pour qu’elle intègre au même moment en France le code pénal et le code du travail.
Considérant que « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise » constitue une agression sexuelle, le code pénal dispose, dans son article 222-33 , que « le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle est puni d’un an d’emprisonnement et de 15.000 euros d’amende » .
L’ article L1153-1 et 2 du code du travail prévoit, lui, qu’ « aucun salarié, aucun candidat à un recrutement, à un stage ou à une période de formation en entreprise ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir subi ou refusé de subir les agissements de harcèlement de toute personne dont le but est d’obtenir des faveurs de nature sexuelle à son profit ou au profit d’un tiers » .
Le harcèlement devrait commencer là où s’arrête le consentement. À l’instant où la victime exprime son refus de la situation. Mais le délit n’est pas facile à caractériser devant les tribunaux. La parole de la personne s’estimant violentée ne suffit pas. Les avocats doivent réunir un faisceau d’indices concordants, la jurisprudence en admettant plusieurs allant des manifestations physiques (attouchements de certaines parties du corps, comme les genoux, la nuque, les cheveux, tandis que des zones comme les seins, le sexe et les fesses sont susceptibles de constituer une agression sexuelle) aux formes verbales (propos tendancieux, menaces ou chantages d’ordre sexuel) en passant par d’autres traces comme les mails, les SMS ou les « petits mots » allusifs ou explicites.
La répétition n’est pas une condition sine qua non, mais elle est souvent constitutive du délit. De même, l’existence de contrepartie n’est pas indispensable, même si le chantage est fréquemment utilisé.
« À l’audience, certains agresseurs ne voient pas où est le problème »
Activer ses droits n’est pas aisé. « En général, la victime entame une procédure judiciaire lorsqu’elle ne risque plus de perdre son travail, soit parce qu’elle a déjà été licenciée, soit parce qu’elle est en arrêt maladie et est protégée à ce titre. Ce sont aussi dans ces circonstances qu’elle n’est plus sous l’emprise de l’agresseur. Traversant une période de fragilité, elle est souvent seule et elle n’a pas toujours de preuves matérielles, ou ne les a pas conservées. Or, se lancer dans une procédure implique de rassembler les preuves. Il faut décortiquer son témoignage pour l’étayer avec d’autres éléments: chercher d’éventuels témoins auprès de ses collègues de bureau, demander si elle a parlé de ce qui lui est arrivé à son médecin traitant ou à la médecine du travail, qui garde les archives des consultations, ou à l’inspection du travail qui a également pu recevoir d’autres plaintes émanant de salariées de la même entreprise. Il faut vérifier si d’autres personnes n’ont pas subi des violences identiques antérieurement, ce qui n’est pas rare » , indique la juriste et chercheuse Catherine Le Magueresse, ex-présidente de l’ Association européenne contre les violences faites aux femmes (AVFT).
Elle rappelle la distinction fondamentale entre un séducteur et un harceleur: le premier, dit-elle, « s’inscrit dans une relation, une interactivité, il s’intéresse à l’autre, à ce qu’il pense et ressent et respecte les éventuels refus » , à la différence du second qui « est dans le déni de l’autre et qui le gomme, ce qui explique qu’à l’audience, certains agresseurs ne voient pas où est le problème » .
Au regard de l’évolution de la jurisprudence, l’avocate Claudia Canini estime, elle, que « les manifestations du harcèlement sexuel ont en commun leur violence, leur coloration obscène et la négation du désir de l’autre, ravalé au rang d’objet » . Se référant à un arrêt de la Cour de cassation du 21 novembre 2007, elle souligne que sont sanctionnés les gestes « non désirés » par la victime et exercés « contre sa volonté » en cas de « refus clair et dénué d’ambiguïté » . C’est là que les choses se compliquent, puisque la personne n’est pas forcément en mesure d’apporter une résistance active. La relation peut d’abord être consentie avant de ne plus l’être. Le refus peut s’avérer difficile à exprimer.
Pour l’avocate Caroline Mécary , « le harceleur témoigne d’un absolu irrespect de l’autre, alors que le séducteur s’arrête quand on le lui demande » . Et en l’absence de formulation? « Les situations peuvent évidemment être ambiguës , poursuit-elle. Parfois la victime accepte certaines choses car elle se sent obligée. Il est alors essentiel de déterminer s’il existe un rapport de domination entre les deux personnes. » Le cas n’est pas rare.
« J’ai défendu une salariée qui a eu une relation avec son employeur et qui a décrit la première relation sexuelle comme un viol. Selon son expression, elle n’a pas réagi à ce moment-là car elle était « à l’ouest ». Les psychologues parlent de dissonance cognitive ou de dépersonnalisation pour qualifier cet état, ce qui revient à mettre à distance ce qui vous arrive » , indique l’avocat Simon Ovadia , qui remarque une autre difficulté majeure: « À la différence des violences physiques, les violences sexuelles ne laissent le plus souvent pas de traces. Il ne suffit généralement pas pour le juge, comme pour les violences non sexuelles, pour décider de la culpabilité du mis en cause, de comparer la description des violences dans la plainte aux constatations médicales des lésions établies par les médecins par exemple. Dans ce cas, les juges auront besoin pour forger leur intime conviction d’autres indices, et il existe des indices spécifiques de la violence sexuelle. »
« Les magistrats sont de plus en plus sensibilisés à ces problématiques »
À la barre, la défense se positionne en fonction des éléments du dossier. « Les mis en cause, conseillés par leurs avocats, s’appuient sur la définition pénale du harcèlement sexuel qui ne réprime que les agissements commis « dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle ». Il leur est donc facile de dire qu’ils n’avaient pas l’intention de coucher avec la personne, qu’ils plaisantaient, que c’était de la gentillesse, un geste paternel, qu’elle n’a rien compris, « elle est un peu gourde », que d’ailleurs « regardez comme elle est fichue », voire qu’elle prend ses rêves pour la réalité. La grossièreté peut être sans limite lors des audiences » , assure Catherine Le Magueresse.
Selon elle, « si la victime engage une procédure aux prud’hommes, l’agresseur peut dire qu’elle le fait pour gagner de l’argent. Si elle a été licenciée, c’est pour se venger. Si elles sont plusieurs, c’est la théorie du complot. Et puis, classiquement, on entend qu’elle était consentante mais qu’elle avait peur de le dire à son mari » .
Selon les statistiques du ministère de l’intérieur , 12.855 faits d’agressions sexuelles (dont le harcèlement) ont été constatés par la police et la gendarmerie en 2010 (22.963 y compris les viols). Près de 10.000 ont été élucidés, soit un taux élevé de 77%, ce qui n’est pas étonnant puisque l’auteur est le plus souvent connu de la victime. Et 7.578 personnes ont été mises en cause, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’elles aient fait l’objet d’une procédure approfondie voire d’une audience. L’identification du problème est par ailleurs sous-évaluée dans la mesure où nombre de victimes présumées ne portent pas plainte.
Éparses et incomplètes, les statistiques montrent à quel point la question est peu documentée, notamment de la part des pouvoirs publics. La manière dont la législation a évolué témoigne toutefois d’une prise de conscience.
En 1992, dans sa première occurrence, le harcèlement sexuel est lié à un « abus d’autorité » c’est-à-dire qu’il s’inscrit forcément dans une relation hiérarchique. Son introduction dans la législation constitue une avancée considérable puisqu’elle permet aux victimes d’identifier ce qui leur arrive et de poursuivre leurs agresseurs. En 2002, la loi dite de modernisation sociale crée le délit de harcèlement moral et supprime le lien de domination, élargissant le champ aux collègues de travail ou aux voisins de palier par exemple.
Pour Caroline Mécary, les améliorations sont progressives mais réelles: « Les magistrats sont de plus en plus sensibilisés à ces problématiques, même si ce sont des dossiers qu’ils n’aiment pas car il est souvent compliqué d’établir la culpabilité des personnes poursuivies, les actes commis se situant dans des zones grises. Sur les questions de mÅ?urs, on observe un manque de conscience politique, comme s’il s’agissait d’un héritage du libertinage du XVIII e siècle. On tolère beaucoup de choses considérées comme intolérables ailleurs. Néanmoins, les peines appliquées aujourd’hui sont conséquentes, notamment pour le viol encore banalisé dans les années 1970. »
Le travail étant le cadre le plus fréquent des agressions sexuelles, les personnes privilégient la voie prud’homale par rapport à la voie pénale pour faire avancer leur plainte. Moins lourde et longue, la procédure peut donner lieu à des compensations financières. Formatrice en droit dans les entreprises, Claudia Canini se dit « assaillie de demandes de consultations de salariés en matière de harcèlement moral » .
« Sur le harcèlement sexuel, c’est encore timide. L’inspection du travail commence à dresser des procès-verbaux et les tribunaux condamnent de plus en plus » , observe-t-elle, soulignant que la jurisprudence s’est durcie en 2007 avec un arrêt de la Cour de cassation selon lequel la responsabilité de l’employeur est engagée lorsque la santé morale d’un salarié est en cause. Par ailleurs, la charge de la preuve a été aménagée, à partir de 2002, partagée entre le salarié qui doit établir les faits présumant l’existence d’un harcèlement et le défenseur devant prouver l’inverse.
« L’accès au corps des femmes reste la norme »
Les textes adoptés ne comblent toutefois pas le retard accumulé au fil des décennies. Habitué à plaider ce type d’affaires, Simon Ovadia critique le manque de motivation des décisions, de telle sorte que les magistrats ne se prononcent pas rigoureusement sur chaque indice relevé par la partie civile, et regrette la multiplication des « actes manqués procéduraux » , comme les erreurs de citations ou de qualifications pouvant aboutir à l’abandon des poursuites ou à des non-lieux. Il devrait exister des chambres spécialisées sur les violences sexuelles, estime-t-il, plaidant en faveur de la formation des magistrats.
En tant que féministe, Catherine Le Magueresse souligne les multiples imperfections de la législation et des décisions en matière de harcèlement, tout en distinguant les « avancées » de la chambre sociale du « conservatisme » de la chambre pénale de la Cour de cassation. Outre que le terme de « faveurs » (utilisé dans les deux codes) lui paraît inapproprié, elle regrette que le défaut de consentement résulte de l’usage de la « violence » , de la « contrainte » , de la « menace » ou de la « surprise » , selon les articles 222-33 et suivants du code pénal, plutôt que du refus de la victime présumée.
L’absence de définition de ces termes, y compris de « harcèlement » , rend selon elle la jurisprudence « extrêmement perméable à la subjectivité des juges et donc aux rapports sociaux et au sexisme ambiant » . « L’accès au corps des femmes reste la norme , estime-t-elle, le code pénal se contentant de réprimer les « abus » éventuels. Ainsi, l’article 222-33 ne réprime qu’un nombre limité de formes de harcèlement sexuel, autrement dit il en laisse de côté. »
Dans un arrêt du 29 novembre 1996, la cour d’appel de Versailles admet une « attitude générale de séduction exempte de délicatesse et de tact et non dénuée d’arrière-pensée, assortie de propos douteux, suggestifs, grivois ou grossiers » . Elle aboutit pourtant à un non-lieu au motif qu’ « aucun élément objectif ne vient caractériser les contraintes résultant d’un abus d’autorité en vue de faveurs de nature sexuelle » et que « même si (la) position hiérarchique (de la personne mise en cause) ne peut être occultée, il n’est pas démontré qu'(…) il s’en soit prévalu » .
L’ex-présidente de l’AVFT fustige aussi la « confusion complète » entre le harcèlement et les « signaux sociaux conventionnels de séduction » , expression faussement technique apparue dans la jurisprudence pour désigner des actes non répréhensibles. La cour d’appel de Pau, le 6 mai 2004, estime ainsi qu’ « une attitude de séduction même dénuée de tact ou de délicatesse ne saurait constituer le délit de harcèlement sexuel, pas davantage que de simples signaux sociaux conventionnels lancés de façon à exprimer la manifestation d’une inclination » . Et d’insister: « La seule attitude de séduction, fût-elle maladroite et insistante, d’un supérieur hiérarchique ne suffit pas à caractériser l’infraction; que Mme P. n’a pas été licenciée ou mise à pied et n’a pas davantage fait l’objet de mesures disciplinaires ou de rétorsion à la suite de ses refus réitérés. Que dès lors, quel que soit le désagrément vécu par l’intéressée, le délit ne paraît pas constitué. »
Ce types d’attendus ne sont pas sans influence. Catherine Le Magueresse rappelle, pour s’en convaincre, une décision du tribunal de grande instance de Paris du 5 juillet 2000 qui a jugé que les agissements du prévenu n’étaient que de « simples signaux sociaux conventionnels » , alors que la victime présumée dénonçait un crime de viol par sodomie.
Au final, son jugement sur l’évolution de la jurisprudence est sévère. « Le vote des lois de 1992 s’est accompagné d’une dizaine d’années de jurisprudence plutôt positive, mais depuis 2002, la tendance s’est inversée. Ça se dégrade » , estime-t-elle, citant, entre autres, l’effet Outreau, le manque de moyen dans la justice et l’absence de formation des différents intervenants traitant des violences sexuelles.
Les procédures étant longues, coûteuses et incertaines, nombre de personnes renoncent d’elles-mêmes à porter plainte (neuf sur dix, selon les estimations de l’AVFT). D’autant qu’elles ne sont pas à l’abri, en retour, de poursuites de leur agresseur présumé en diffamation ou en dénonciation calomnieuse, comme s’est empressé de le faire Georges Tron. Acte thérapeutique pour certains, aller devant les tribunaux pour demander justice peut être considéré comme un geste politique par d’autres.