Sur la piste de l’esclavage moderne

Sur la piste de l’esclavage moderne
Thierry Parisot
Leurs papiers confisqués, tenues à l’isolement, elles sont plusieurs dizaines de milliers – rien qu’en France…

Safia Kharun revient de loin. Elle a fêté, libre, son vingtième anniversaire. Cette Somalienne est une jeune adolescente lorsqu’elle arrive en France, en 1991, après un voyage Mogadiscio-Paris via Djibouti. Suivent quatre années d’asservissement sous le joug d’une maîtresse tyrannique. En 1995, après plusieurs tentatives avortées, elle réussit à s’enfuir. Des policiers la découvrent sur la voie publique, le visage ensanglanté. Ils la conduisent à l’hôpital. Diagnostic : traces de coups, carences alimentaires, infection tuberculeuse. Depuis, Safia reprend pied. Elle vit dans un hôtel social et fréquente un centre d’accueil pour personnes en difficulté. On lui apprend le français et la couture. Mais elle est bien seule. Peu d’amis ici. Plus de famille en Somalie. Et chaque jour les mêmes cauchemars : « Je « la » vois derrière la fenêtre de ma chambre, je revois les coups. Je sursaute, je me réveille et je me dis : « Seigneur Dieu, enlève-moi ce démon-là ! » » Safia Kharun a vécu dans sa chair un nouveau chapitre de l’histoire contemporaine de l’esclavage.

« Les penseurs des Lumières condamnaient sans peine l’esclavage gréco-romain. Mais ils ne trouvaient pas les mots pour critiquer une traite négrière en plein âge d’or. Aujourd’hui, c’est un peu la même chose. On dénonce la traite, mais on ne dit rien de ce qui se passe sous nos yeux… » Louis Sala-Molins, professeur de philosophie politique à l’université de Toulouse-Le Mirail, ne veut pas céder à l’angélisme commémoratif en arrêtant le cours de l’histoire au 27 avril 1848, jour où la toute jeune Seconde République signa le décret d’émancipation des Noirs (1). « Dans sa forme classique, l’esclavage repose sur cinq faits majeurs : la bestialisation de l’être humain, l’évacuation des victimes hors de tout cadre juridique, l’achat et la vente, les réseaux spécifiques et la systématicité. On retrouve toutes ces caractéristiques dans bien des situations actuelles. »

L’Organisation des Nations unies (ONU) ne dit pas autre chose. Elle a créé à Genève, en 1974, un groupe de travail sur les formes contemporaines de l’esclavage, au sein de la commission des droits de l’homme. Si, à Londres, l’organisation non gouvernementale Anti-Slavery International ne démobilise pas depuis sa naissance en 1839, à Paris, il a fallu attendre 1996 pour que le monde associatif accueille un nouveau venu : le Comité contre l’esclavage moderne (2). Une tâche immense et des moyens dérisoires pour trente bénévoles. A la tête de cette équipe, Dominique Torrès, journaliste à France 2, court la planète sur les traces des nouveaux négriers (3). Les filières qu’elle remonte la conduisent dans des régions lointaines, avant de la ramener en Europe. « L’esclavage n’est pas le seul fait des pays du Sud. Il existe aussi chez nous. »

En deux ans, le Comité s’est occupé d’une cinquantaine de personnes. Des femmes en très grande majorité. Au départ, elles quittent l’Asie, l’Afrique ou le Proche-Orient, parce qu’on leur promet l’eldorado en France. A l’arrivée, elles deviennent bonnes à tout faire. Séquestrées, privées de papiers, elles travaillent quinze à dix-huit heures par jour, sept jours sur sept, sans congé ni salaire. Mme Céline Manceau, coordinatrice du Comité, classe leurs « maîtres » en trois catégories. « Les premiers viennent de pays où un certain esclavagisme n’a jamais réellement disparu. Ils importent ce modèle quand ils s’installent en France. C’est un type d’exploitation « traditionnelle », au sein d’une même communauté ou d’une même famille. D’autres employeurs passent par de véritables réseaux, des « agences de recrutement ». Enfin, on trouve d’anciens coopérants. Des Français, qui ne jurent que par le bon temps des colonies. »

Deux cents millions de par le monde, si l’on en croit l’ONU (4), des milliers de cas en France… Impossible de chiffrer précisément le phénomène car l’esclavage moderne est invisible. Interdit, il ne peut se perpétuer que dans le secret. Pas besoin d’enchaîner les victimes pour que le piège se referme. Il suffit de confisquer leurs cartes d’identité pour les rendre inexistantes sur le plan juridique. Dans ces conditions, porter plainte au commissariat, c’est prendre le risque de l’expulsion ou de la prison.

L’esclavage n’existant pas dans le code pénal, les avocats travaillent sur un cumul d’infractions : emploi de travailleurs clandestins, mauvais traitements, enlèvement, séquestration, conditions de travail et d’hébergement contraires à la dignité humaine… « Dans ces dossiers, explique l’avocate Caroline Mécary, on ne dispose d’aucun élément matériel. On n’a pas de papiers, on doit donc commencer par établir la présence sur le sol français. Dans une deuxième étape seulement, on essaie d’apporter la preuve des infractions. »

Invisible aux yeux de la loi, l’esclave moderne l’est aussi aux yeux du monde. « Sa personnalité est complètement niée, souligne M. Sahnoun Ridouh, expert psychologue près la cour d’appel de Versailles. Ses plaisirs et ses besoins sont exclus. Il ne reste plus que la sujétion, la souffrance et la réclusion… Le dernier degré de vulnérabilité est atteint dès qu’interviennent l’exil, l’éloignement, l’étrangeté. La vie devient autistique. Aucune communication n’est possible, sauf avec le bourreau. On est humilié et opprimé, mais on lui parle, parce qu’on le connaît. » Il faut souvent une rupture spectaculaire (viol, menace de mort) pour provoquer le départ. La fuite, quand elle est possible, s’accompagne souvent d’un sentiment de culpabilité.

Peu importe que les outils judiciaires existent, peu importe que les pratiques soient condamnables, on hésite toujours à engager des poursuites contre ses maîtres. Les avocats se heurtent constamment à ces barrières psychologiques. Mme Anne-Sophie Nardon assiste une jeune Malgache, devenue domestique corvéable à merci. « Quand elle s’est enfuie, elle pesait 32 kg, contre 48 à son arrivée en France, treize ans plus tôt. Malgré tout, elle affirme avoir été correctement nourrie. Elle éprouve une vraie difficulté à se dire victime et à se départir de sa vie de soumission. La première fois qu’on l’a emmenée dans un restaurant, elle s’est jetée à terre pour ramasser une serviette tombée d’une table voisine. »

Le Comité contre l’esclavage moderne multiplie les actions au pénal. Plusieurs instructions sont en cours. Mais de nombreux dossiers sont bloqués dans l’attente d’une hypothétique levée… d’immunité diplomatique. C’est en mars 1996 que la jeune Erythréenne Mehret Kiflé apparaît sur les écrans de télévision français. Elle a 26 ans et vient de retrouver la liberté, après avoir été séquestrée au domicile parisien de la première secrétaire de l’ambassade du Liban. Pas de passeport, pas de salaire, mais des journées de labeur interminables et de courtes nuits à dormir sur le carrelage de la cuisine. Après intervention du ministère des affaires étrangères et médiation de l’ambassadeur, la diplomate peu scrupuleuse versera des indemnités à la jeune fille, mais elle conservera son poste.

« Nos traditions sociales n’expliquent en rien les dérives esclavagistes, assure M. Malala Zo Raolison, ambassadeur de Madagascar en France. Chez nous, l’usage fait la distinction entre mpiasa et mpamampy. Les premiers sont des employés. Ils bénéficient d’un contrat de travail et d’une rémunération. Le mpamampy est ce qu’on appelle un aide de maison, un jeune garçon ou une jeune fille, que les familles aisées vont chercher dans les villages. Dans sa nouvelle résidence, l’enfant travaillera. Mais il fera complètement partie de ce foyer. Il sera nourri, logé, scolarisé. Dans ce cas, il n’y a pas de contrepartie financière. »

M. Aubert Rabenoro, un des doyens de la communauté malgache à Paris, rectifie cette description très lisse de la société. « A Madagascar, l’esclavage a été aboli il y a plus d’un siècle, mais l’esprit de caste demeure très vivace. On a du mal à passer des relations maître-esclave à des rapports employé-employeur. A l’étranger, les Malgaches ne voient pas pourquoi on leur reproche telle ou telle pratique. Ils ne comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre, que ce qui est admis chez eux devienne soudain répréhensible. » Tout bascule dès l’arrivée en France. Quand le personnel de maison passe les frontières, ses conditions de vie se dégradent. L’exploitation, qui ne peut plus s’exercer que dans l’illégalité, change de nature : elle implique désormais la captivité.

Au ministère des affaires étrangères, on note une augmentation des litiges. On ne s’occupe que de la main-d’oeuvre déclarée, autrement dit des quelque mille titulaires d’une « carte spéciale pour personnel domestique des diplomates ». Le ministère ne réclame pas de contrat de travail pour délivrer ces laissez-passer. Il s’en tient dans l’immédiat à deux exigences : l’employeur doit laisser la carte, qui sert de titre de séjour, à la libre disposition de son employé, et, fait nouveau, il doit signer un engagement à respecter les règles du droit du travail. Deux exigences minimales, et peu de contrôles à la clé.

De sa propre initiative, en effet, le Quai d’Orsay ne mène pas d’enquête. Il faut l’alerter pour qu’il agisse. Le Comité frappe souvent à sa porte, les victimes se manifestent parfois directement. De temps à autre, la police signale un cas. Mais elle a tendance à cultiver une forme d’autocensure, quand elle a affaire à des diplomates. Pourtant, le ministère dispose de moyens de pression. Il en est un, aussi expéditif que rarement utilisé : la déclaration persona non grata (5). Mais l’esclavage domestique n’a jamais donné lieu à une telle sanction. L’autre solution, c’est le dialogue. On entre en contact avec les ambassades concernées, on menace éventuellement de ne pas renouveler certaines cartes, avec les statuts et les avantages qui y sont liés. Au bout du compte, on obtient en général un arrangement à l’amiable.

Présidente de l’association des femmes ivoiriennes de France (Nafif), Mme Christine Zékou fait du soutien scolaire et social dans des établissements du 19e arrondissement de Paris. Des « gros problèmes », elle en voit régulièrement. Tous les ans, elle envoie des jeunes en colonies de vacances au pays. Et tous les ans, elle en profite pour raccompagner chez eux quelques adolescents, ceux dont l’immigration a tourné à l’esclavage. « C’est une idée très ancrée chez les Ivoiriens que de confier leur fils ou leur fille à une famille plus ou moins influente pour qu’elle en fasse quelqu’un de bien. Les parents ne peuvent qu’être séduits. On promet à leurs enfants la France, l’école, la possibilité d’apprendre un métier. Une promesse pas toujours tenue, d’autant qu’en général les jeunes arrivent avec un visa touristique. Au bout de trois mois, ils deviennent clandestins. Ils seront privés de sortie, privés d’école. A partir de là, on observe des dérapages en tous genres. »

Une fois encore, l’esclave moderne souffre d’autant plus qu’il est invisible. « La clandestinité est le terreau de toutes les cruautés, explique M. Doudou Diène, responsable à l’Unesco du programme « La route de l’esclave » (6). La traite des Noirs n’a jamais été aussi inhumaine qu’une fois légalement interdite, durant les années qui ont immédiatement suivi les abolitions. De la même façon, l’esclavage est plus insidieux, aujourd’hui, parce qu’il n’est plus justifié par le droit ou l’idéologie. Malheureusement, plus insidieux ne veut pas dire plus marginal (7).  »

Après le scandale éclatant des ports négriers, l’anonymat des grandes villes. L’esclavage moderne concernerait, selon les conclusions rendues fin 2001 par une mission d’information parlementaire française, des dizaines de milliers de personnes (8). « Comment appeler cette immigration très spécialisée, qui fournit les travailleurs domestiques et remplit les ateliers clandestins, se demande M. Diène. Comment appeler cette conception des marchés, qui justifie la surexploitation de certains pays et de leurs populations ? » S’il invente de nouvelles formes, l’esclavage emprunte toujours les mêmes itinéraires, ces anciennes routes de la honte qui partent du Sud pour rejoindre le Nord.

Encadré(s) :

1939 : des barbelés pour les Espagnols.
Avant même que le général Francisco Franco ne clame sa victoire le 1er avril 1939, un demi-million de républicains espagnols fuient vers la France. La moitié d’entre eux seront enfermés, derrière les barbelés, dans la faim, le froid, la saleté, la maladie et la honte. Le gouvernement français les incite ainsi à l’exil ou au retour. Les camps d’Argelès, de Saint-Cyprien et de Barcarès ferment à l’automne 1940, et le maréchal Philippe Pétain crée les groupements de travailleurs étrangers (GTE), que Louis Stein qualifiera de « version moderne d’esclavage organisé ». D’une guerre à l’autre, les « rouges » qui ont fui Franco sont maintenant confrontés à Hitler et à Vichy. Beaucoup s’engageront dans la Résistance et leur rôle sera essentiel dans le Sud-Ouest avant et pendant la Libération.

S. G.-C.

– Lire Hervé Mauran, En surnombre. Un camp de travailleurs étrangers en France, éditions Peuple libre et Notre Temps, Valence, 2000.

Note(s) :
Journaliste.

(1) Les Abolitions de l’esclavage, Actes du colloque international tenu à l’université Paris-VIII en février 1994, Presses universitaires de Vincennes et Editions Unesco, Paris, 1995.

(2) Comité contre l’esclavage moderne, 4, place de Valois, 75001 Paris. Tél. : 01-55-35-36-55. Fax : 01-55-35-36-56. Adresse Internet : www.ccem-antislavery.org/FR

(3) Lire Dominique Torrès, Esclaves, Phébus, Paris, 1996.

(4) Ce chiffre prend en compte toutes les formes d’esclavage (esclavage domestique, esclavage pour dettes, travail des enfants, travail forcé, exploitation sexuelle des femmes et des mineurs). Il s’agit d’une évaluation d’organisations non gouvernementales, reprise dans de nombreux documents de la commission des droits de l’homme de l’ONU.

(5) Article 9 de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques du 18 avril 1961.

(6) En 1994, l’Unesco a lancé une campagne d’information sur la traite négrière transatlantique. « La route de l’esclave » veut à la fois multiplier les recherches historiques et analyser les conséquences de cette rencontre forcée entre l’Afrique, l’Europe et les Amériques.

(7) Lire à ce sujet Louis Sala-Molins, Le Code noir, ou le calvaire de Canaan, Presses universitaires de France, Paris, 1987.

(8) Rapport no 3459, 12 décembre 2001, www.assemblee-nat.fr/