« On a pu exister » : Carla et Marie-Laure, première famille homoparentale en France, appellent à légaliser la PMA pour toutes
« D’un coup, on a pu exister. Tout simplement. Etre reconnues comme une famille normale, comme les autres. » Le 27 juin 2001, le tribunal de grande instance de Paris a permis à Carla Boni d’adopter les trois enfants de sa compagne, Marie-Laure Picard, conçus par procréation médicalement assistée (PMA). Les deux femmes et leurs filles sont alors devenues la première famille homoparentale reconnue en France.
Quand elles évoquent ce souvenir, un large sourire traverse encore leurs visages. « C’était incroyable. Deux mois après le jugement, je me pinçais toujours le matin pour être sûre que c’était bien réel », se remémore Carla.« On s’attendait à ce que ce soit bien plus difficile que ça », renchérit Marie-Laure. Aujourd’hui mariées, et mamans comblées de trois filles âgées de 20 à 24 ans, elles reviennent pour franceinfo sur l’histoire de leur « jolie petite famille, sympa et heureuse » et appellent à légaliser le plus rapidement possible la PMA pour les couples homosexuels – ce que pourrait faire le projet de loi bioéthique qui doit être présenté mercredi 24 juillet en Conseil des ministres.
« Maman » et « Mammina »
Dans la famille Picard-Boni, il y a « Maman », et il y a « Mammina ». « Ça veut dire ‘petite maman' », sourit Carla, dont les origines italiennes ont déterminé le prénom de ses filles : « Giulietta, Luana et Zelina », récite Marie-Laure, sa compagne depuis plus de 40 ans, qui a porté les trois bébés. Deux femmes, assises côte à côte et « toujours amoureuses », qui ont décidé de concevoir ensemble une « vraie famille ». Deux mères, aussi, depuis le 27 juin 2001, « reconnues par la loi et inscrites comme telles dans le livret de famille ! », appuie Carla. « Ils ont dû rajouter manuellement cette mention, tellement c’était inhabituel », se remémore cette sexagénaire enjouée.
Tout commence en 1994, alors que Marie-Laure tombe enceinte de Giulietta, la première fille du couple. « Nous voulions seulement des enfants, comme la majorité des autres couples. Nous n’avions pas l’impression de faire quelque chose de mal, ni d’absolument extraordinaire », témoigne la mère de famille. « La vraie question, c’était ‘comment ?' » Très vite, les deux femmes considèrent la procréation médicalement assistée comme « la meilleure option ». « En tant qu’homosexuelles, nous n’avions pas accès à l’adoption. J’ai donc bénéficié d’une PMA en France, qui était alors autorisée pour les couples lesbiens, en raison d’un vide juridique », explique Marie-Laure. La même année, la loi sur la bioéthique interdit finalement l’accès à la PMA aux homosexuels. « C’était trop tard, Giulietta était déjà conçue ! », sourit Marie-Laure.
En 1997, puis en 1998, le couple doit se rendre en Belgique, pour concevoir Luana et Zelina, également grâce à un don de sperme. Mais très vite, la question du droit s’impose : « Seule la mère biologique existait, d’un point de vue légal », regrette Carla. Puisque la loi n’autorisait encore ni le Pacs, ni le mariage pour les couples homosexuels, Carla n’avait aucune possibilité d’obtenir un « lien légal » avec ses enfants. Jusqu’à un jour de 1999, où elle entend parler de la notion d’adoption simple.
« Nous étions prêtes à nous battre »
« Contrairement à l’adoption plénière, l’adoption simple permet de sauvegarder les liens juridiques entre l’enfant et sa famille d’origine »,explique Marie-Laure. « Mais elle permet également d’ajouter une deuxième filiation à l’enfant, ajoute Carla. Le but était donc que j’adopte les filles, pour enfin créer un lien légal avec elles. » Un détail refroidit cependant le couple : « En cas d’adoption simple de ma part, Marie-Laure perdait son autorité parentale sur les filles, et je la récupérais », souligne Carla. Juridiquement, l’autorité parentale touche toutes les décisions relatives aux enfants : le choix de l’école, la religion, les décisions médicales…
Dans la pratique, nous savions que cela ne changerait pas grand-chose, puisque nous prenions déjà toutes ces décisions ensemble. Je misais sur notre amour, je n’avais aucune crainte à avoir.à franceinfo
Les deux femmes discutent longuement du sujet. « Nous nous sommes dit que la filiation avec les deux parents était plus importante à nos yeux que l’autorité parentale », se souvient Carla. Au début des années 2000, la décision est prise : le couple se rapproche de Caroline Mecary, avocate spécialisée dans la défense des droits des personnes homosexuelles. « J’ai été contactée par ces femmes, qui se demandaient comment elles pouvaient protéger leurs filles en leur donnant juridiquement le droit à un deuxième parent », témoigne l’avocate auprès de franceinfo. Carla et Marie-Laure déposent une requête auprès du tribunal de grande instance de Paris. Pour elles, l’espoir est mince.
On parle d’une époque où le mot ‘homoparentalité’ n’existait même pas dans l’imaginaire collectif, tant cela semblait inapproprié aux yeux des gens.à franceinfo
« Nous étions prêtes à nous battre, à aller jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme ! » Mais, le 27 juin 2001, surprise : le tribunal accepte l’adoption des enfants par Carla, faisant des Picard-Boni la première famille homosexuelle reconnue par la loi. « Ça change tout », témoigne Marie-Laure.
Le partage de l’autorité parentale
La vraie reconnaissance vient quelques années plus tard. « En 2002, une loi est passée permettant de faire une délégation de l’autorité parentale à un tiers », explique Carla. Les deux femmes font leur demande : à l’été 2004, elles obtiennent enfin l’autorité parentale conjointe sur leurs trois filles.
C’est à cet instant que nous avons eu l’impression de devenir une famille à part entière, avec les mêmes droits que n’importe quelle autre.à franceinfo
Ce moment marque les deux femmes. En balayant de la main leur grand salon du 19e arrondissement de Paris, elles racontent : « On a fait une grande fête à la maison, c’était une immense joie. » Si le couple estime que cette décision de justice « n’a rien changé » dans leur façon d’éduquer leurs filles, Marie-Laure assure que certains « regards » ont alors changé. « Ceux qui nous critiquaient n’avaient plus rien à dire, puisque la loi disait que nous avions raison. Que c’était possible. »
Au fil des années, les deux femmes doivent bien se confronter à quelques réactions hostiles, comme lorsqu’un membre d’une crèche parentale refuse leur adhésion et leur lance : « Vous savez, il y a des hommes ici ! » Choquées, elles rétorquent vivement qu’elles n’entendent pas « vivre sur une île déserte » : « Nous aussi, on veut que nos enfants côtoient des hommes ! Et des jeunes, et des vieux ! »
« Et puis bien sûr, il y a les regards. Les gens qui se méfient, qui observent », raconte Carla. « Mais la meilleure réponse à l’homophobie est de vivre simplement, de communiquer sur les choses. » Carla et Marie-Laure vont, ensemble, inscrire les enfants à l’école, aux activités extrascolaires… « On leur expliquait que notre famille était comme ça. On devançait les questions, et tout se passait bien. » Ainsi, alors que Giulietta rentre de l’école primaire et raconte que « les autres enfants ne croient pas [qu’elle] a deux mamans », elle ajoute d’emblée « que la maîtresse a pris le temps de leur expliquer ». « Elle n’a plus jamais été embêtée après », affirme Carla. Luana, 21 ans, qui habite désormais à Londres, complète : « Quand on me demandait comment c’était possible d’avoir deux mères, je répondais juste qu’elles s’aimaient et qu’elles voulaient avoir des enfants comme tout le monde. »
« Papa Giulietta, Papa Luana, Papa Zelina »
Parfois, « Maman » et « Mammina » doivent bien répondre à quelques interrogations de leurs filles. « Régulièrement, on leur réexpliquait l’histoire, on utilisait des mots adaptés à leur âge, on ne leur a rien caché », explique Carla. Des discussions dont se souvient Zelina, aujourd’hui âgée de 20 ans. « Je me rappelle cette histoire de l’homme qui donne sa graine, et puis du bébé qui naît, confie-t-elle à franceinfo. Mais ça a toujours été dit, ça a toujours été là, il n’y avait pas de grande annonce officielle pour nous expliquer la manière dont nous étions nées. C’était naturel. »
Alors que les filles sont encore petites, elles demandent un jour à leurs mères comment s’appellent leurs pères respectifs. « On a répondu très simplement : ‘Papa Giulietta, Papa Luana, Papa Zelina’, raconte Marie-Laure en souriant. Elles ont ri, et cette réponse leur a convenu ! » Interrogée sur la question, Giulietta, 24 ans, estime « ne jamais avoir manqué d’un père ». « C’est une question qui revient régulièrement, les gens pensent qu’un ‘papa’ manque forcément. Ils croisent leur histoire avec la vôtre, se disent que vous en avez souffert… Ce n’est pas vrai. »
Mon père ne m’a jamais manqué, puisqu’il n’a jamais existé.à franceinfo
« J’ai déjà deux parents qui m’aiment : je n’ai pas besoin d’un père pour avoir une famille », abonde Luana. « Pourquoi j’irais chercher un inconnu dont je ne connais pas la vie, qui ne connaît pas la mienne ? », renchérit encore Zelina. La jeune femme se rappelle seulement de « jeux » avec ses sœurs : « On essayait de deviner qui il pouvait être, on se disait : ‘Imagine si c’est lui, ou lui !’ On en plaisantait. » Etudiante en audiovisuel, elle assure « ne jamais avoir souffert » de cette « différence » : « La plupart des gens posent des questions, ils sont curieux. Un peu surpris quand on leur dit qu’on a deux mamans, et puis ça passe. » Giulietta, elle, confie même être « fière » de pouvoir « élargir la vision des choses de certaines personnes » en présentant sa famille homoparentale.
« Est-ce que j’ai l’air d’une dégénérée ? »
Un combat important, également, pour ses deux mamans. « Quand on voit le débat autour de la PMA aujourd’hui, ça fait peur », regrette Carla, qui a été « choquée » par les manifestations contre le mariage pour tous, entre 2012 et 2014. « Cette fixation sur l’homoparentalité n’est rien de plus qu’une homophobie pure et simple, dénonce-t-elle. C’est un prétexte pour défendre une certaine idée du patriarcat, où l’homme et la femme ont des tâches bien distinctes, et où la famille ne peut être représentée que par ‘un papa, une maman !’ Ça ne veut rien dire. Il faut vivre avec son temps. » Pour Marie-Laure, ces manifestations ont été « absolument détestables ».
Sont-ils venus voir nos enfants ? Nos familles ? Non. Alors qu’est-ce qui tient vraiment la route dans leur discours, si ce n’est leur haine, leurs fantasmes et leurs préjugés ?à franceinfo
A 24 ans, Giulietta ne comprend pas non plus « ces réactions conservatrices ». « Les gens ont leur idée préconçue de l’homoparentalité, ils pensent qu’un enfant ne peut pas y être stable et heureux. » Mais que leur répondre ? « Regardez-moi, articule Giulietta. Regardez-moi ! Est-ce que j’ai l’air d’une dégénérée ? »
Avec trois enfants et 25 ans de recul, Carla et Marie-Laure n’ont qu’une idée en tête : « Il faut légiférer. » « Les familles homoparentales existent depuis très longtemps, dans tous les milieux. C’est nier la réalité de la société que ne pas reconnaître cette option pour les couples homosexuels », martèle Marie-Laure. Sur l’adoption ou la GPA, la position est la même : « Tout ça peut créer des liens magnifiques. Il faut passer au-dessus de ce fantasme de ‘la vente du corps’ : si la loi encadre cela, il n’y a aucune raison que ça se passe mal. » Malgré cette légalisation sans cesse retardée, Marie-Laure et Carla avouent voir « une réelle évolution » des mentalités et se prennent à espérer : « A partir du moment où les droits seront les mêmes pour tous, il n’y aura plus de tabous. »