Au firmament des abstractions

logo-Libération

Avec son livre clairement hostile à la PMA-GPA, la philosophe Sylviane Agacinski aligne les principes sans rapport avec la réalité.

Laurent Joffrin

On attendait mieux de la philosophie. Agrégée dans cette discipline, longtemps enseignante, Sylviane Agacinski, qui prend souvent part au débat public au nom de sa qualité de philosophe, donne un livre militant hostile à la «PMA pour toutes» dont l’argumentation très savante peut impressionner, mais qui en fait ne vaut pas grand-chose. C’est souvent le problème des philosophes qui descendent dans l’arène. En se maintenant à un niveau abstrait, en s’appuyant non sur la patiente observation de la réalité pour ensuite remonter aux principes, mais en se contentant de citer d’autres livres tout aussi généraux, ils ou elles finissent par tourner en rond et présenter, sous une forme sophistiquée et malaisée à lire, de simples pétitions de principes.

L’idée de Sylviane Agacinski n’est guère nouvelle : l’alliance de la technique et du marché, distinctive des sociétés capitalistes modernes, nous conduit à un système déshumanisé, artificiel, qui érige la volonté individuelle en seul fondement de l’organisation juridique et produit une nouvelle forme d’oppression, camouflée par des principes de liberté. Née avec la Révolution industrielle, cette critique est commune au socialisme, qui prend en compte «l’homme social» – et non le seul individu – pour lui promettre la maîtrise collective de son destin, et au conservatisme, qui veut restaurer les anciens principes «holistes» qui fondent un ordre appuyé sur la tradition, dont le temps aurait légitimé la pertinence. Munie de ce viatique, la philosophe range dans la catégorie des innovations oppressives ces deux revendications d’inspiration égalitaire que sont la procréation médicalement assistée (PMA) ouverte à toutes les femmes et la gestation pour autrui (GPA) qui permet aux couples homosexuels masculins de fonder une famille. Ces deux techniques de procréation, si elles sont autorisées, ou quand elles le sont, marqueraient deux étapes décisives vers l’instauration d’un «marché total», selon son expression, c’est-à-dire une société entièrement soumise à l’ordre «ultra-libéral», avec son cortège de pratiques inégalitaires et oublieuses de l’humain, dont PMA et GPA seraient le symbole. Ainsi dans le débat actuel sur l’ouverture de la PMA, l’auteure se range résolument du côté des adversaires de la réforme annoncée par le gouvernement.

L’ennui, c’est que cette thèse, qui flatte le conservatisme ambiant, repose sur des arguments faibles, mal démontrés et qui ignorent volontairement la réalité de pratiques déjà répandues depuis une trentaine d’années et légalisées dans plusieurs pays, sans qu’on ait pu détecter dans cette expérience les conséquences désastreuses annoncées par la philosophe. La PMA fait-elle du corps une marchandise ? Rien ne l’indique : les donneurs sont chichement indemnisés, et la loi encadre rigoureusement la pratique, qui permet aux couples de femmes d’avoir des enfants, mais ne les introduit en rien dans une sorte de «supermarché» où l’on choisirait son enfant comme dans les rayons d’un magasin. Tout au plus les médecins s’efforcent-ils d’apparier les donneurs et les couples en demande, ce qui relève du simple bon sens.

Peut-être, poursuit la philosophe, mais la PMA débouchera inévitablement sur la GPA, c’est-à-dire sur la légalisation des «mères porteuses», qui reçoivent une rémunération couvrant frais médicaux et manque à gagner salarial. Outre que, là encore, les lois encadrent sévèrement les pratiques, cet argument de «l’engrenage fatal» ne résiste pas à l’examen. On sait que les oppositions à la GPA sont autrement plus fortes qu’à la PMA, que ces réformes demandent en tout état de cause de longues années de discussion publique, que personne ne souhaite, adversaires ou partisans, instaurer l’exploitation des femmes pauvres par des couples aisés, ce qui rend la réforme plus difficile, à supposer qu’une majorité de parlementaires la jugent souhaitable. Au demeurant, on ne voit pas pourquoi il faudrait refuser une réforme juste sous le prétexte qu’elle pourrait en favoriser une autre, plus contestable. Il s’agit aujourd’hui de la PMA. La GPA est justiciable d’un autre débat.

Ce qui ne compte guère pour la philosophe : elle est hostile aux deux réformes, elle fait donc feu de tout bois. Elle conteste ainsi l’idée que l’ouverture de la PMA serait une mesure d’égalité (elle est ouverte aujourd’hui aux couples hétérosexuels en cas d’infertilité, et non aux autres). C’est un fait que le législateur n’est pas obligé d’appliquer les mêmes lois à des situations différentes, argument constitutionnel. Mais la différence entre homos et hétéros, patente, justifie-t-elle qu’on interdise aux premiers ce qu’on permet aux seconds ? Sylviane Agacinski ne répond pas à l’argument, se cantonnant dans un raisonnement de principe : il y a une différence, donc on refuse la réforme. Or, selon les mêmes principes constitutionnels, on ne peut proscrire la PMA pour les femmes lesbiennes que si cette latitude nouvelle nuit à quelqu’un. C’est le sens de l’article 4 de la Déclaration de 1789 : «La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.» Pour écarter l’argument, qui est fort – la PMA pour toutes ne retire rien à personne, alors pourquoi l’interdire ? -, la philosophe suggère que les enfants à naître pourraient pâtir de leur situation, et notamment du fait qu’ils ne connaîtront pas leur père biologique. C’est là que le mépris trop fréquent des philosophes pour les faits montre sa limite. La légalisation de la PMA peut comporter, et comportera sans doute, l’obligation de révéler l’identité du père aux 18 ans de l’enfant. Aussi bien, la pratique montre que les mères concernées informent très tôt leur enfant des conditions de sa conception. Quant aux dommages psychologiques pour les enfants, aucune étude n’en accrédite la réalité. Au contraire : les couples qui recourent à la PMA, technique longue et compliquée, montrent par là même qu’ils éprouvent un fort désir d’enfant, ce qui les incite ensuite à s’en occuper avec une constance et un amour le plus souvent irréprochables. Sylviane Agacinski, sous couvert de philosophie, reprend en fait platement, et sans rien démontrer, l’argument massue des adversaires du mariage pour tous : à tout enfant, il faut un père et une mère, ce que l’expérience homoparentale dément. Hors du préjugé, point de salut.

Reste la menace, elle aussi abstraite et générale, d’une société marchande sans âme ni limites. Le risque existe, tant le capitalisme présente défauts et excès. Mais pourquoi l’imputer à la PMA ? Mystère. Là encore, les faits parlent d’eux-mêmes. Les pays où elle est légalisée – la Belgique, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Argentine – sont-ils depuis tombés, plus que la France, dans une «marchandisation» générale du corps et des relations sociales ? Rien ne le montre. Les tares du libéralisme s’y déploient comme ailleurs, mais elles n’ont aucun rapport avec les techniques de procréation, qui offrent une liberté nouvelle aux couples de femmes homosexuelles, liberté dont Sylviane Agacinski veut à tout prix les priver au moyen d’arguments vagues et infondés.

Au vrai, pour s’informer sur la question, on lira un autre livre, plus concret, écrit par une avocate aussi protagoniste du débat, Caroline Mecary, qui développe sur le même sujet une thèse qu’on n’est pas obligé de suivre (l’avocate milite pour la légalisation), mais autrement solide, en prise avec la réalité, qui apporte à l’appui de ses dires non seulement des raisonnements généraux, mais aussi des faits et des chiffres. Les militants anti-PMA liront Agacinski. Les autres auront avantage à se fonder sur le livre de Mecary, un «Que sais-je ?» clair et pédagogique. Ce qui leur permettra de philosopher pour ou contre, non dans le ciel nuageux des abstractions, mais à partir des réalités.