Une association comme ECLJ, fait du lobbying devant la CEDH pour combattre les droits des personnes LGBT

Ala Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), l’instance ju ridique suprême du Conseil de l’Europe, on ne décolère pas, deux semaines après la publication dans l’heb domadaire français d’extrême droite Valeurs actuelles d’un long article expliquant comment George Soros aurait « infiltré » l’institution. Selon cette enquête, une dizaine de juges seraient « liés » (comprendre qu’ils ont pu y travailler par le passé) à des ONG comme Amnesty International, qui reçoivent elles-mêmes des subsides de la part d’Open Society, organisation caritative du milliardaire américain d’origine hongroise. Suffisant aux yeux du magazine pour faire sa « une » sur un « scandale Soros .

A la source de ces « révélations », qui ont surtout fait réagir dans la sphère conservatrice française, de la présidente du Rassemblement national (RN) Marine Le Pen à Philippe de Villiers en passant par le député (Les Républicains, LR) du Vaucluse Julien Aubert, on trouve un rapport de deux cents pages, rédigé par un homme, le docteur en droit Grégor Puppinck, pour le compte de l’organisation qu’il dirige, le Centre européen pour la justice et le droit (European Center for Law and Justice, ECLJ). Ce groupe de défense d’intérêts veut dénoncer une « influence » progressiste exercée sur la CEDH.

Peu connue en France, l’ECLJ hante depuis deux décennies les arcanes de la CEDH, pour y porter la voix du conservatisme chrétien. Le lobby, dont la devise, « Justice et Droit sont l’appui de ton trône, Amour et Vérité marchent devant ta face », est tirée des Psaumes de la Bible, est le bras juridique de La Manif pour tous, le mouvement français antimariage homosexuel, encore mobilisé mardi 3 mars contre la loi bioéthique. Grégor Puppinck, était présent sur le podium de nombreux rassemblements contre le mariage gay ou la procréation médicalement assistée (PMA), de 2013 à 2019.

Batailles juridiques

C’est l’ECLJ qui mène la bataille juridique pour lutter au niveau européen contre l’autorisation de la PMA aux couples homosexuels; l’ECLJ toujours qui ferraille contre la reconnaissance de citoyenneté des enfants issus d’une gestation pour autrui (GPA). C’est toujours l’ECLJ qui était à la manoeuvre pour maintenir en vie Vincent Lambert, cet homme plongé dans un état végétatif à la suite d’un accident de la route, finalement décédé en juillet 2019 après des années de controverse juridico-médicale.

L’ECLJ se frotte aussi aux questions identitaires, brandissant en 2019 la crainte d’une « application de la charia [la loi religieuse islamique] en Europe » à la suite d’une décision de justice en Grèce. La première grande victoire de l’ECLJ, l’affaire Lautsi, dans laquelle le think tank a plaidé pour que l’Italie puisse maintenir des crucifix dans ses écoles, a valu en 2011, à M. Puppinck le titre de chevalier de l’ordre du Mérite de la République italienne. L’homme est aussi commandeur dans l’ordre vaticanais de Saint-Grégoire-le-Grand, décerné par le Saint-Siège aux défenseurs de l’Eglise.

Agenda ultraconservateur

Concrètement, l’ECLJ, qui béné ficie également d’un statut d’ONG accréditée aux Nations unies (ONU), emploie des méthodes classiques d’influence, en produisant des rapports et des communiqués de presse, mais aussi en intervenant directement dans les procédures.

« C’est une forme de lobbying », estime l’avocate Caroline Mécary, spécialiste du droit de la famille et de la défense des familles homosexuelles, qui a eu bien souvent affaire à l’ECLJ. Elle en détaille la méthode : « Ils font des demandes d’intervention volontaire dans les procédures de la CEDH. » Une intervention volontaire permet à une association qui s’estime concernée par une affaire de glisser un commentaire de son cru au sein de la procédure, au même titre qu’une plaidoirie. « C’est une pratique répandue, l’équivalent d’une plaidoirie d’avocat », confie-t-on à la présidence de la CEDH, même si l’ECLJ, « très active », en a fait un systématisme. Au total, l’ECLJ a été « tierce partie » d’une procédure dans soixante-cinq affaires traitées à la CEDH. Basée à Strasbourg, l’ECLJ repose sur une association de droit local alsacien et mosellan, qui n’a jamais déposé ses comptes depuis sa création en 1998.

Comment fonctionne et se finance cette ONG, qui affiche une douzaine de collaborateurs réguliers ? Pour le comprendre, il faut franchir l’Atlantique. Car l’ECLJ n’est qu’une filiale européenne d’un groupe américain dont elle reprend le nom : l’American Center for Law and Justice (ACLJ), une structure créée en 1990 par l’un des chefs de file du conservatisme chrétien américain, Pat Robertson. Plusieurs fois candidat à l’investiture républicaine, ce télé vangéliste multimillionnaire, fon dateur d’un réseau de radios et télévisions chrétiennes, Christian Broadcasting Network, est connu pour ses prises de position outrancières, évoquant notamment une conspiration des juifs, des francs-maçons ou des Illu minati pour la domination mondiale.

Qualifiée par le quotidien amé ricain Washington Post de « puissant empire caritatif » fondé sur du télémarketing agressif destiné à recueillir des dons, l’ACLJ, qui a levé 22 millions de dollars (19,7 millions d’euros) en 2019, finance des actions légales destinées à promouvoir un agenda ultraconservateur. Dans son dernier rapport annuel, titré « Relentless » (« Implacable »), l’ACLJ évoque son action contre l’avortement, pour la défense d’Israël ou sa lutte contre le « deep state », « l’Etat profond », décrit comme « une faction politique secrète visant à coor donner les efforts (…) pour influencer la politique nationale .

La manne de l’ACLJ a permis de financer l’ECLJ de Grégor Puppinck pour un peu plus de 1 million de dollars en 2019. Et pas seulement. Outre la succursale européenne, il existe une branche « slave » (Slavic Center for Law and Justice), destinée à agir en Europe de l’Est, qui noue des liens étroits avec les conservateurs hongrois et soutient le président russe Vla dimir Poutine dans sa lutte contre la « propagande homosexuelle . L’ACLJ est également présente et active en Afrique. Sa filiale locale, l’African Center for Law and Justice, est ainsi intervenue très activement au Zimbabwe au début des années 2000 pour que l’homosexualité y demeure un crime.

Une affaire de famille

Pat Robertson ne gère plus au quotidien l’ACLJ, passée dans les années 1990 aux mains d’une autre famille tout aussi influente : les Sekulow. Dans l’éditorial qu’il signe en marge du rapport annuel 2019 de l’ACLJ, Jay Sekulow, son président, l’assure : « Face au diable, nous n’abandonnons pas, nous ne courbons pas l’échine. » Né à Brooklyn il y a 63 ans, passé du judaïsme au christianisme conservateur, le patron de l’ACLJ était l’un des avocats du président des Etats-Unis Donald Trump dans le cadre de la procédure de destitution qui fut lancée contre lui pour ses liens supposés avec la Russie.

M. Sekulow, qui dispose de son programme de radio, « Jay Sekulow Live ! », diffusé sur 850 stations américaines, avait déjà fondé en 1988 une autre ONG, Christian Advocates Serving Evangelism (CASE), d’avocats chrétiens servant l’évangélisme, dirigée par son épouse et ses deux fils. Les deux structures sont désormais largement interconnectées, et assurent un train de vie plus que confortable à M. Sekulow et à ses proches.

Chez les Sekulow, l’activisme chrétien conservateur est en effet une affaire de famille. Outre Jay, son épouse Pamela, leurs enfants Jordan et Logan, son frère Gary et son neveu Adam sont tous rémunérés par l’ACLJ. Selon une enquête de l’Associated Press, ACLJ et CASE ont ainsi versé plus de 65 millions de dollars aux Sekulow entre 2008 et 2017, sous forme de salaires réglés aux membres de la famille ou à des cabinets d’avocats leur appartenant. Selon les documents fiscaux américains, l’ACLJ indiquait ainsi en 2019 avoir versé plus de 6 millions de dollars à Constitutional Litigation and Advocacy Group, la firme d’avocats de Jay Sekulow.