Maitre Caroline Mécary a signé cette tribune « Attribuer à la grève des avocats la déliquescence de la Justice, c’est inverser les responsabilités »

Attribuer à la grève des avocats la déliquescence judiciaire, c’est inverser les responsabilités

Un collectif d’avocats répond au président du tribunal judiciaire de Paris et au procureur de la République de Paris après que ceux-ci ont attribué au mouvement de protestation des avocats contre la réforme des retraites « une dégradation importante de l’action judiciaire »

Un collectif d’avocats

Lors d’un entretien le 12 février avec Le Monde et Le Figaro, M. Stéphane Noël, président du Tribunal judiciaire de Paris et M. Rémi Heitz, procureur de la République de Paris, se sont adressés aux avocats parisiens pour s’opposer au mouvement de grève qui dure depuis six semaines. Nous, avocats en grève, tenons à apporter une réponse à leurs accusations. Tout d’abord, les propos de M. Noël et de M. Heitz ne peuvent être généralisés à tous les magistrats parisiens. Ceux-ci n’ont, à notre connaissance, pas été consultés préalablement à la parution de ce propos, étant précisé que la dernière assemblée générale de magistrats s’est tenue en décembre 2019.

Nous, avocats qui sommes au plus près des juges du siège et du parquet, recevons chaque jour l’expression de la solidarité de ces femmes et hommes qui servent la justice avec le même dévouement que les greffiers, huissiers, personnels judiciaires et les auxiliaires de justice que nous sommes. Il est vrai que jusqu’à cette réforme des retraites nous n’avions pour seule vocation que de faire du droit au service de nos concitoyens et concitoyennes.

Mais face au péril que cette réforme fait peser sur l’entière institution judiciaire et sur le service public de la justice, nous avons été contraints d’exprimer notre droit constitutionnel de grève, là où les magistrats ne peuvent s’exprimer publiquement, du fait de leur devoir de réserve. Tout aussi inquiétante est cette image d’un magistrat du siège et d’un procureur de la République, du même côté de la barre, jugeant de l’action des avocats, là où traditionnellement l’impartialité voudrait qu’ils ne puissent se rencontrer ni dans la fonction de jugement ni dans les intérêts qu’ils représentent judiciairement.

Le manque structurel de moyens

C’est pourtant de concert qu’ils fustigent les actions de défense massive des avocats pendant les comparutions immédiates, l’absence d’intervention pour les procédures de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC ou « plaider coupable ») alors que la présence des avocats y est indispensable, les nombreuses demandes de renvoi, ainsi que toutes les actions décidées en assemblée générale, confirmées par le conseil de l’ordre et suivies par la plus grande majorité des avocats.

En réalité, ce qui est ici stigmatisé, c’est le rétablissement d’une défense sans concession et l’expression des droits fondamentaux de la défense que la litanie des réformes régressives a anesthésiés avec le temps; celle instaurant la CRPC (« plaider coupable »), pourtant âprement contestée au moment de son adoption, dès lors qu’elle portait atteinte au principe du contradictoire et du débat d’audience; celle de la comparution immédiate, justice d’exception et de classe, devenue la règle et qui envoie les plus fragiles et précaires dans des geôles déjà surpeuplées avec une défense hâtive, impuissante et des décisions expéditives souvent sans recul, sacrifiant le temps nécessaire à la fonction de juger. Est-il également utile de rappeler, à cet égard, que le seul et unique responsable du choix de ces procédures est le procureur de la République de Paris, qui dispose de l’opportunité des poursuites et qui décide d’engorger les juridictions de comparutions immédiates ou de « plaider coupable », là où il pourrait choisir de faire juger devant les juridictions correctionnelles traditionnelles ?

Faut-il rappeler à Monsieur le président du tribunal judiciaire que seuls les magistrats du siège disposent du pouvoir de faire renvoyer les affaires et qu’ils ont, à cet égard, reçu des instructions strictes pour s’opposer aux renvois demandés par les avocats, afin de faire obstacle au mouvement de grève ?

Faire peser sur les avocats la responsabilité de la déliquescence du fonctionnement judiciaire en raison du mouvement de grève qui dure depuis six semaines et qui a pour vocation de défendre l’ensemble de l’institution judiciaire pour les décennies à venir, c’est inverser les responsabilités en occultant la réalité du manque structurel de moyens qui affecte le service public de la justice depuis des années, du fait d’un budget public inadapté à son fonctionnement.

Il est regrettable de constater que le président du tribunal judiciaire et le pro cureur de la République de Paris ne voient aucune difficulté à ce que des audiences se tiennent sans que les prévenus soient assistés par des avocats, qui sont aussi contraints, dans le cadre de cette grève, de déserter les salles. Certaines juridictions ont ainsi estimé qu’il était impossible de juger en comparution immédiate des prévenus non assistés, plutôt que d’inciter ces derniers à renoncer à leur droit d’être défendus. Nous aurions pu, avocats, magistrats et greffiers, porter une voix commune et nous faire entendre par le pouvoir exécutif comme nous l’avions fait solidairement en 2011 lorsque les magistrats étaient mis en cause.

Il est encore temps pour Monsieur le président du tribunal judiciaire de Paris, et Monsieur le procureur de la République de Paris, de ne pas se tromper de combat et de nous unir dans l’intérêt de la justice.

Note(s) :
Premiers signataires :Arié Alimi, Paris; Marion Couffignal, présidente de l’Union des jeunes avocats de Paris (UJA); Amale Kenbib, Paris; Marianne Lagrue, membre du Conseil de l’ordre des avocats de Paris; Anne-Sophie Laguens, Paris; Elodie Lefebvre,présidente de la section de Paris du Syndicat des avocats de France (SAF); Philippe Pericaud, président de la section parisienne de la Confédération nationale des avocats; Martin Pradel, membre du Conseil de l’ordre des avocats de Paris;Mathieu Riberolles, Paris; Rachel Saada, élue au Conseil national des barreaux (CNB) et vice-présidente de la Caisse nationale des barreaux français (CNBF);Karine Shebabo, Paris; Claude Vincent,Paris.