Harcèlement sexuel : les Sceaux dans le vide

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Après l’annulation, le 4 mai, de la loi jugée trop floue par le Conseil constitutionnel, le gouvernement souhaite faire rapidement adopter un nouveau texte.

Catherine Mallaval

Un symbole, comme un signe appuyé de l’importance accordée au dossier. Le 4 mai, le Conseil constitutionnel a brutalement abrogé l’article phare du code pénal sur le harcèlement sexuel, prenant de court les politiques, juristes et victimes de ce délit. A peine en poste, la ministre de la Justice, Christiane Taubira, et celle des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, se sont déplacées de conserve hier dans les locaux de l’organisme qui, depuis près de vingt-sept ans, lutte contre le harcèlement aux côtés des victimes : l’Association européenne des violences faites aux femmes au travail (AVFT).

Objectif : une concertation afin de proposer au vote de la future Assemblée nationale un nouveau projet de loi «beaucoup plus précis et protecteur pour garantir qu’aucun cas de harcèlement sexuel ne restera impuni», comme l’a souligné la ministre des Droits de la femme. En attendant que le vide juridique laissé par la décision des Sages ne soit comblé, retour sur les malfaçons, égarements, et finalement enterrement d’un délit apparu pour la première fois dans la loi il y a tout juste vingt ans.

Pourquoi l’abrogation ?

Vendredi 4 mai, 10 heures. A deux jours du second tour de la présidentielle, le Conseil constitutionnel fait savoir qu’il abroge l’article 222-33 du code pénal. Sa décision est à effet immédiat. Le temps de publier la décision au Journal officiel , le dimanche 6 mai, et voilà disparu l’article qui stipulait que le «fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle est puni d’un an d’emprisonnement et de 1 500 euros d’amende» . Bilan : le vide juridique. Conséquences : toutes les poursuites pénales engagées sur la base de cet article tombent à l’eau, que ce soit à la suite d’un premier jugement ou pas, ou en cas d’appel en cours.

Ironie de l’histoire, si le Conseil constitutionnel a pris cette décision spectaculaire, c’est à l’initiative d’un homme condamné pour… harcèlement sexuel. Gérard Ducray, 70 ans, ancien député du Rhône (Républicains indépendants) et maire adjoint de Villefranche-sur-Saône, a été condamné en appel en 2011 à trois mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende pour des «avances lourdes» , comme on dit, sur trois employées de mairie. Il a saisi le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Motif : l’article définissant le harcèlement sexuel est flou.

Bingo pour Ducray. Se fondant sur le principe de légalité des délits et des peines, qui prévoit que le législateur les définisse en termes clairs et précis, les Sages le rayent du code pénal. Eux aussi stigmatisent le «flou» d’un texte qui se contente de dire que «le harceleur est celui qui harcèle».

Dès l’annonce de cette abrogation radicale, les associations féministes et l’AVFT montent au créneau, dénonçant une «décision catastrophique pour les victimes», «un message d’impunité envoyé aux harceleurs». Alors que, comme le précise l’avocate Caroline Mécary, «il faut beaucoup de courage aux victimes pour s’engager dans ce genre de poursuites» .

Quelles sont les conséquences du vide juridique ?

La scène se passe devant la 31e chambre correctionnelle de Paris, cinq jours après l’abrogation de la loi sur le harcèlement sexuel. Ce 9 mai, Madame B., 37 ans, vient de quitter le banc des plaignants et craque : «C’est horrible, ça me dégoûte, il m’a pelotée et voilà ! Il m’a touchée et il a gagné ! […] Cet homme a touché mes seins, mes cuisses, mon sexe. A genoux sous mon bureau, il a touché mes mollets. Et aujourd’hui, j’entends que ma plainte est « irrecevable ». Comment voulez-vous que je me sente ?»

Madame B., secrétaire, avait porté plainte pour «harcèlement sexuel et agressions sexuelles» contre son supérieur hiérarchique à l’Amicale des retraités de la banque de France, un homme de 72 ans. Au final, il n’était poursuivi que pour harcèlement. Total : ni condamnation ni relaxe, rien. Juste une plainte tombée dans le vide juridique. «J’ai ressenti une colère, une fatigue. J’ai été bafouée dans mon pays et c’est pour cela que j’ai craqué», s’est ensuite expliquée Madame B., lors d’une conférence de presse organisée par l’AVFT, partie civile dans la procédure.

La secrétaire, qui s’est battue trois ans pour obtenir justice, est la première victime de la décision du Conseil constitutionnel. Combien d’autres vont désormais se casser le nez ? «Ces dossiers n’encombrent pas les tribunaux. Selon le ministère de la Justice, il y a 80 condamnations en moyenne par an. Parfois, c’est moins. Mais il n’empêche qu’ils existent. Et le vide créé par le Conseil constitutionnel est absolument catastrophique pour les victimes de procédures en cours. Les harceleurs peuvent sabrer le champagne», se désespère Marylin Baldeck, déléguée générale de l’AVFT.

Fallait-il abroger la loi ?

La loi sur le harcèlement, et son fameux article, tient de l’histoire maudite d’un maudit délit : introduit dans le code pénal par une loi de 1992, précisé en 1998, puis resservi dans une nouvelle loi du 17 janvier 2002, de façon très allégée. D’emblée, l’AVFT épingle les absences du texte. Les modes opératoires notamment (donner des ordres, proférer des menaces…) sont absents. «Il y avait un vrai problème de définition dont il s’est avéré qu’il permettait de classer sans suite des affaires, voire de déqualifier des actes d’agressions sexuelles en harcèlement», commente Marylin Baldeck.

L’espoir revient en 2005. La France doit alors transposer une directive européenne qui, enfin, définit avec une grande précision le harcèlement sexuel dans un texte plus global sur les discriminations. A la veille de prendre la présidence de l’UE en 2008, la France s’y plie. Mais omet de transcrire la définition européenne du harcèlement dans le code pénal. Raté.

Quels sont les projets ?

François Hollande l’a promis : une nouvelle loi sera une priorité de la prochaine Assemblée. «Cette fois, nous voulons être écoutées. Nous avons notre mot à dire sur la future loi. Des sénateurs sont déjà en train de plancher, mais quand je lis à nouveau « faveurs » dans leurs textes, il y a de quoi s’agacer. On se croirait au XIXe siècle ! C’est un terme qui évoque la séduction, le consenti. En plus, le harceleur ne cherche pas toujours à obtenir ces fameuses « faveurs », mais à déstabiliser, humilier…», lance Marylin Baldeck qui, soutenue par le Collectif de lutte antisexiste contre le harcèlement sexuel, prône de prendre la directive européenne comme base de travail. «Il y a urgence, mais je veux, cette fois, qu’on prenne le temps de faire une bonne loi.» Voilà le message adressé hier à Christiane Taubira et à Najat Vallaud-Belkacem.